Le site AirWars publie un article au titre révélateur : «For first time, Coalition now killing more civilians than Russia» (Pour la première fois, la Coalition tue plus de civils que la Russie). Ainsi, «les chercheurs de Airwars ont dénombré en janvier 95 événements auxquels la Coalition internationale [largement dominée par les Etats-Unis] a participé et qui ont fait des victimes civiles» alors que «dans le même temps, 57 événements similaires concernant les Russes ont été répertoriés». Airwars note qu’il s’agit-là d’un tournant dans cette vaste guerre qui s’étend en Irak et en Syrie : jusqu’à présent, il était estimé que les Russes et l’Armée du régime syrien causaient davantage de morts que la Coalition (dans une proportion ¼ contre ¾). Ce mois de janvier semble marquer une inversion de la tendance : alors que la bataille d’Alep s’est terminée, que des cessez-le-feu locaux apparaissent en Syrie et qu’une coordination opérationnelle (encore imparfaite) prend forme entre la Russie et la Turquie, les frappes russes contre des cibles où peuvent être présents des civils sont beaucoup moins nombreuses. En revanche, la Coalition est en pleine de bataille de Mossoul avec les conséquences humanitaires inévitables d’une guerre urbaine : le nombre de victimes civiles augmente mécaniquement.
Les chiffres du tableau suivant montrent très clairement l’impossibilité d’une “guerre propre” d’un côté comme de l’autre. Un constat à vrai dire fort banal si notre manichéisme ne nous aveuglait pas, nous poussant à vouloir contre toute évidence diviser le monde entre “bons” et “méchants”.
Telle est la réalité que l’on n’a pas voulu voir et que l’on continue à taire : Il n’y a pas que les Soukhoï, les Migoyan-Gourevitch ou les lance-roquettes multiples Grad fabriqués en Russie qui tuent des innocents. Nos chasseurs-bombardiers Rafale ou nos pièces d’artillerie Caesar de 155 mm qui viennent en soutien de l’infanterie irakienne peuvent aussi faire des morts. La question n’est pas vainement polémique mais fondamentalement politique. Nous devons prendre conscience que la guerre ne peut être une virtualité mise à distance par la technologie. Elle ne peut se faire sur un champ de bataille stérilisé comme la table d’opération d’un chirurgien. La guerre n’est pas qu’un phénomène militaire. Elle s’inscrit dans un contexte politique, économique, social et culturel et en vérité éminemment humain, que l’on ne peut balayer d’un revers de la main, et finalement, nous entretenons avec la guerre une proximité bien plus grande que nous ne voulons le reconnaître. Le monde du 21e siècle n’est pas celui de la fin de la guerre (pas plus que celui d’une “fin de l’Histoire” d’ailleurs). La guerre n’est pas un résidu, une survivance que l’on aurait réussi à endiguer aux confins du monde néolibéral dans des enclaves d’arriération politique qu’il serait possible d’épurer de leurs scories rétrogrades – en l’espèce islamistes – en séparant cette ivraie d’un bon grain civil épargné par nos armements d’une précision chirurgicale. Il nous faut enfin prendre conscience que les décisions de politique étrangère, mais souvent aussi de politique intérieure (pensons en France au cocktail explosif de l’intégration bloquée, de l’immigration continue et de la paupérisation des classes populaires et moyennes) peuvent avoir des conséquences guerrières, donc meurtrières. Les chefs d’Etat et de gouvernement “fabriquent” cette matière que l’on nomme l’Histoire et ne sont pas de simples comptables pour lesquels la complexité historique se réduirait à un équilibre des comptes publics.