3 questions à… Juan Asensio, critique littéraire et auteur du blog Stalker, qui a prononcé une conférence au Camp Maxime Real del Sarte 2017 sur la Culture française
AF2000. La culture littéraire française est-elle un long fleuve tranquille actuellement ?
Juan Asensio. Oui, elle le devient en tout cas puisque tout est fait pour en gommer les aspérités, les voix libres, pour en effacer les singularités. Avant, il y a de cela un temps relativement court tout de même, elle ne l’était pas, ou l’était beaucoup moins. C’était même, souvent, un lit de fleuve semé d’embuches, de tourbillons, parfois creusé de précipices : nul besoin d’évoquer les destinées orageuses de tel ou tel poète maudit qui, désormais, se verra attribuer un petit badge pour venir déclamer sa poésie sponsorisée par un fabricant d’aspirateurs dans un centre commercial fraîchement inauguré. Or, c’est parce que ce fleuve n’a pas toujours été tranquille que nous pouvons parler d’une histoire française littéraire prestigieuse, et même d’une histoire littéraire tout court.
À partir du moment où l’on cherche à transformer le cours impétueux d’un fleuve en parc d’attractions aquatiques avec Coca et pop-corn à l’entrée et Mickey en baudruche à la sortie, la culture française, la littérature française, l’histoire française disparaissent, ou deviennent tellement insignifiantes que c’est absolument tout comme. Il faut lire bien sûr et relire tous les textes regroupés dans les Exorcismes spirituels de Philippe Murray qui a tout écrit, ou presque, sur l’Empire du Bien. Dans ses charges souvent très drôles, il a évoqué cette problématique d’une marche forcée vers le Bonheur devenu horizon réel et métaphysique d’une société réalisant, enfin, après de longues tribulations dans les ténèbres de l’ignorance et de l’hérésie, le vieux rêve d’une fin béate, bovine, de l’Histoire, soit l’aplanissement de toute forme de pensée ou d’écriture véritable, de toute forme de risque.
C’est la question du tragique de l’écriture, finalement, qui est reposée de si urgente façon alors que toute dimension existentielle de la littérature est perçue comme une offense au contentement de la corporation moutonnière. Philippe Sollers, qui a écrit beaucoup de bêtises a, au moins, dit une chose juste lorsqu’il a parlé de la littérature comme d’une « théorie des exceptions » : tout écrivain véritable, digne de ce nom, n’a jamais été, et ne peut être qu’une exception. Non pas une exception labellisée, dûment estampillée par l’officine germanopratine, mais un monstre, rigoureusement, étymologiquement, qui montre une réalité que ses congénères, placides, endormis dans un bonheur placentaire, festiviste, ne veulent surtout pas voir, ni même regarder.
À cette aune, inutile de vous dire que la presque totalité des écrivains français vivants non seulement est persuadée que le fleuve de la littérature est plus que tranquille, mais qu’il est même navigable et cela sans bouée, et cela sans posséder la plus élémentaire connaissance en navigation, qu’elle soit fluviale ou maritime, mais encore que tout doit être fait pour leur favoriser la navigation la plus facile, celle qui jamais ne s’écartera d’une destination préalablement tracée : la consécration absolue décernée par une poignée d’imbéciles entourés des habituelles demi-mondaines, quelques minutes durant lesquelles les flashs crépitent, l’onction par le saint-chrême narcissique et vain, le prix Goncourt.
AF2000. Comment sauver la culture littéraire française de sa réduction à être un sous-produit industriel ?
JA. Par l’existence d’hommes libres. Reste à savoir si la France macronienne est encore capable d’en produire comme elle en a produit tout au long de son histoire incroyable et miraculeuse. Reste à savoir, aussi, d’abord en fait je le crains, si la littérature française mérite d’être autre chose qu’un savon disponible dans la salle de bain microscopique d’un hôtel sans lustre ni même étoile, avec lequel il n’est même plus possible de se décrasser un centimètre de peau. Bien des définitions de la littérature existent ou peuvent être inventées ; en voici une, de mon cru : la grande littérature vous décrasse de la bêtise, la mauvaise vous poisse comme l’atmosphère surchauffée et puante d’une mégalopole grouillante de destins vides.
Je pourrais vous donner tout un tas de recettes plus ou moins radicales, censées éviter, du moins ralentir, cette réduction qui paraît inéluctable, mais je crois de moins en moins en l’action politique au sens noble du terme, et après tout, ce sont toujours des hommes libres (et bien sûr des femmes) qui ont sauvé le pays. Finalement comme Léon Bloy je crois qu’il faut se résoudre à n’espérer que les Cosaques et le Saint-Esprit. Je vois bien ce que peuvent être les Cosaques, mais pour ce qui est du Saint-Esprit…
AF2000. On a l’impression d’assister aujourd’hui à tout un nouveau courant d’écrivains, de polémistes et d’essayistes avec Eugénie Bastié, Laurent Obertone ou Alexandre Devecchio qui font profession de prendre à rebours le politiquement correct et de lutter contre une certaine sclérose ambiante. Mais de quoi sont-ils le nom ?
JA. Ils ne sont pas essayistes, ils ne sont pas polémistes, ils ne sont pas écrivains. S’ils sont quelque chose, le nom de quelque chose, cette chose ne doit pas être grand-chose : je dirais, abruptement, qu’ils symbolisent à mes yeux l’inculture totale et totalement contente d’elle-même de la presse française, ce qui est beaucoup et finalement rien du tout. Il vous est parfaitement possible, du reste, de changer ces prénoms et noms à la mode parisienne, éphémère et vaine, par ceux de la quasi-totalité des journalistes (et apparentés) se piquant de critique littéraire ou même produisant des essais.