Entretien avec Gabriel Robin
Gabriel Robin participera au colloque de l’Action française, Mai 68 et le Bien Commun : utopies, échecs et perspectives.
L’Action française. Clouscard dira de Mai 68 qu’il fut une révolte bourgeoise, libérale-libertaire, revigorant le capitalisme. Qu’en pensez-vous ?
Gabriel Robin. Votre question est très vaste, mais aussi très complexe, et il me sera difficile d’y rendre pleinement justice. Je crois qu’il convient préliminairement de préciser que Mai 68 n’est pas un événement isolé, sorti de nulle part. Mai 68 s’inscrit dans un contexte géopolitique, politique, culturel et historique profondément lié aux traumatismes des deux guerres mondiales, qui ont frappé très durement les Européens, et à la montée en puissance des régimes communistes, notamment dans ces deux Etats-continents qu’étaient et que sont l’ex-URSS et la Chine de Mao. Votre question peut donc être scindée en deux. Il serait réducteur de ne pas dissocier les causes de Mai 68 et les motivations diverses de ses protagonistes principaux, des effets qu’a produits Mai 68 sur la société française. Par ailleurs, il faut aussi souligner les spécificités du Mai 68 français, très particulier, très différent du Mai italien pourtant pays voisin. En France, l’éruption de violence est plus brutale, plus soudaine qu’en Italie. Mais dans l’Italie post fasciste, et il suffit de lire « Les Noirs et les Rouges » d’Alberto Garlini pour le saisir, Mai 68 entraine l’émergence des Brigades Rouges, le retour de la violence directe en politique. Parce qu’en Italie, contrairement à ce que laisserait penser la fameuse phrase de Pasolini, les étudiants et les ouvriers participants de Mai venaient de l’immigration du Sud de la botte et avaient des origines ouvrières, comme l’a souligné Antonio Negri. Ce fut beaucoup moins le cas en France, les étudiants de la Sorbonne étant plutôt des enfants de la classe moyenne, voire de la bourgeoisie. Et chez nous, c’est le Mai étudiant qui a principalement retenu l’attention des historiens. Pour une raison évidente : les intellectuels étudiants de Mai 68 sont, pour certains, devenus des personnalités médiatiques, des prescripteurs d’opinion. Ils ont donc participé à l’avènement de ce que Michel Clouscard désignait comme le « libéralisme-libertaire ».
L’apport de Michel Clouscard, relativement méconnu avant le début des années 2000, est important. Son œuvre est l’une des premières critiques des évènements de Mai 68, ou, à tout le moins, de leurs effets, qui ait été produite par un penseur venu de la gauche, et même inspiré du marxisme (avec Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire de Régis Debray, qui dit peu ou prou la même chose). Du reste, Michel Clouscard était pleinement de son temps puisque, détail relativement méconnu, Jean-Paul Sartre était membre de son jury de thèse, où il avait présenté « L’Être et le code », qui constitue le point de départ de son aventure intellectuelle. Celle-ci consiste en une analyse des rapports de classes, Michel Clouscard ayant été persuadé tout au long de sa vie que la lutte des classes avait progressivement muté au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sinon avait été dénaturée et dévoyée. Sa généalogie des rapports de classes le fait même remonter bien avant la révolution française, mais je ne crois pas que ce soit le sujet qui nous intéresse ici. Bref, pour Clouscard, Mai 68 participe du phénomène du capitalisme de la séduction, où l’émancipation individuelle tend à diminuer les antagonismes traditionnels entre classes sociales. Sans le dire explicitement, il dénonce ce que d’aucuns aujourd’hui, aux Etats-Unis notamment, appellent le « marxisme culturel », c’est-à-dire l’application du marxisme au champ culturel. Ainsi, le féminisme opposerait la femme de l’ouvrier à son époux, forcément phallocrate et participant de l’oppression systémique patriarcale. Elle serait donc, toujours selon Clouscard, l’alliée ou l’idiote utile, pour reprendre une terminologie d’extrême gauche, du détenteur du capital. Pour se libérer de son oppresseur, la femme de l’ouvrier va « consommer » en commençant par changer ses vêtements, passer de la robe à fleurs au jean à trous, etc. Aujourd’hui, les descendants d’Africains vont « consommer » des films Marvel comme Black Panther, pensant que cela participe de la destruction de l’ancien colonisateur, encore un oppresseur.
Pour répondre à votre question, je pense, comme Clouscard, qu’une partie des effets de Mai 68 a participé de l’élaboration d’un système libéral-libertaire (mais que le discours de Mai était déjà en germe chez des intellectuels occidentaux et que Mai est aussi le produit de l’extension du domaine de la jeunesse, du nouveau rôle qu’elle s’est donnée et qu’on lui a donné dans la modernité, des Zazous aux beats jusqu’aux hippies). Mais, si vous le permettez, j’aimerais y apporter quelques légers bémols. D’abord, je crois que les protestataires de Mai 68 – au risque de surprendre, je les confonds tous ici, ouvriers et étudiants, provinciaux et Parisiens – n’avaient pas conscience qu’ils allaient renforcer le libéralisme, ni que quelques-uns d’entre eux incarneraient la bourgeoisie dominante et hégémonique plusieurs décennies plus tard. Il y avait une aspiration libertaire dans une grande partie de la société, allant bien au-delà des enfants de la bourgeoisie. Je suis né en 1985 et je ne saurais vous dire précisément pourquoi, sans commettre un anachronisme coupable. Et ce d’autant plus que Mai 68, que nous avons connu par ses témoins, rentre progressivement dans l’Histoire, le temps faisant son œuvre. Il faudrait peut-être aussi ajouter que le procès de 68 est aussi, au départ, un règlement de comptes entre penseurs de gauche, les communistes s’opposant aux « anars ». N’étant ni communiste ni anarchiste, ni décliniste, ni romantique, j’aurais tendance à penser que l’histoire n’est jamais monocausale et qu’on en fait beaucoup trop avec Mai 68. Oui, la libération sexuelle entraina tant des débordements malsains (l’apologie de la pédophilie par exemple), que des dérives sociétales dont nous payons présentement les conséquences. Oui, le tiers-mondisme et l’idéologie de l’égalité qu’est l’égalitarisme ont pu contribuer à l’effacement des frontières, donc à l’immigration de masse. Mais il y a bien d’autres raisons à cela, et bien d’autres coupables. Si Mai 68 a été l’une des sources du renouveau du libéralisme, il est aussi l’une des sources de l’imprégnation importante de la société française aux idées marxistes, qui, depuis le Conseil National de la Résistance, jouent un rôle majeur dans notre vie politique et intellectuelle, jusqu’à l’éducation des enfants ou la production culturelle.
L’AF. Que pensez-vous du Mai 68 ouvrier ?
GR. Le Mai 68 ouvrier a un peu été oublié, mais il a obtenu quelques succès. Il serait inexact de le détacher totalement du Mai étudiant, les ouvriers ayant suivi le mouvement initié dès le 24 mars à la Sorbonne. Le pouvoir a su contenter les ouvriers à l’issue des accords de Grenelle, conduisant à un renouvellement du dialogue social. Puis, des suites de ce Mai 68 « ouvrier », quelques mois plus tard, le gouvernement donnera une existence légale aux représentations syndicales dans les entreprises de plus de 50 salariés, etc. Des revendications ouvrières étaient justes, mais le Mai 68 ouvrier a aussi eu des conséquences assez négatives. C’est à cette période que les gros syndicats ont obtenu un pouvoir presque démesuré, sans qu’ils soient forcément représentatifs des travailleurs. L’apparition d’un « modèle français »…
L’AF. Comment expliquez-vous que des personnes comme Romain Goupil soient aujourd’hui des soutiens de Macron ?
GR. Je ne pense pas qu’une personne comme Romain Goupil soit représentative de tous les soixante-huitards, certains continuent à élever des chèvres en Ariège ! En outre, Romain Goupil ou son comparse Daniel Cohn-Bendit soutiennent Emmanuel Macron quand ça les arrange. Lors des débats sur la Loi Asile et Immigration, ils se sont montrés tels qu’ils sont, c’est-à-dire extrêmement caricaturaux, dans une tribune accordée au Monde : « En France, la loi sur l’asile et l’immigration, que le ministre français de l’Intérieur présente au Parlement français, n’apporte pas de réponse à cette urgence, pas plus que ce qu’annonce son homologue allemand. Ce n’est pas de ce tandem qui joue sur les peurs que nous attendons quelque chose de bon, ni pour nos deux pays, ni pour l’Europe ».Je compte y revenir lors du colloque, mais la présentation qui a été faite d’Emmanuel Macron au moment de sa montée en puissance, me semble erronée. De nombreux intellectuels de droite l’ont dépeint en synthèse du « libéralisme-libertaire », ce qui n’est que partiellement vrai. L’exemple de la Loi Asile et Immigration le montre. Cette loi est vide, n’apporte quasiment rien, mais est symboliquement très difficile à encaisser pour les vrais soixante-huitards sans-frontièristes. Le champ sémantique d’Emmanuel Macron n’emprunte plus qu’à la droite. À un ancien combattant qui lui demandait de ne pas « céder face aux gauchos » lors des cérémonies du 8 mai, Emmanuel Macron lui a répondu de manière complice, en lui demandant de « regarder ce qu’il était en train de faire ». Il semblerait que le Président, afin de minorer les crises existentielles puissantes qui traversent la France, à commencer par le changement progressif de peuple et l’apport de cultures étrangères, ait décidé d’affronter directement la gauche marxisante, au nom du progrès, en l’assimilant au « vieux monde ». Daniel Cohn-Bendit avait d’ailleurs fait la moitié du chemin au Parlement européen, rejoignant l’utopie d’une Union européenne qui garantirait une harmonie et une paix universelle par le libre-échange. En cela, les deux hommes se rejoignent. Mais se rejoindront-ils pour tout ? Emmanuel Macron est certes libéral, mais il est aussi autoritaire, sensible à la constitution de la Vème République qui le sert parfaitement, le mettant au centre du jeu politique face à des oppositions divisées et décrédibilisées. La nomination de Jean-Michel Blanquer n’est pas l’héritage de Mai, mais symptomatique d’une rupture progressive. Malheureusement, cette rupture ne sera que partielle, Emmanuel Macron ayant besoin du centre gauche et de l’électorat des baby-boomers. Leur révolution sociétale a été gagnante, c’est pour ça qu’ils ne sont plus que réformistes. Ils n’attendent du pouvoir politique que la garantie de la pérennité de leur mode de vie : hédonisme et prospérité matérielle, sans trop de désordre à leurs portes.
L’AF. Contre quoi se fit, selon vous, Mai 68 ?
GR. Contre les parents ; contre les conventions ; contre la guerre ; contre le malheur ; contre les difficultés. La France de Mai 68 n’est pas la France de mai 2018. Les conditions économiques favorables, l’explosion des contre-cultures de jeunesse, le souvenir des deux guerres mondiales, la proximité des conflits de la décolonisation, ou encore le rapatriement des Français d’Algérie ont créé un terreau favorable. On ne veut plus vivre comme ses ancêtres. On ne veut plus être attaché à une terre, enchainé à un travail ou à un conjoint toute sa vie durant.
L’AF. D’aucuns ont parlé de « Mai 18 » à propos des grèves étudiantes contre la réforme de l’Université. Quand on voit la phraséologie employée par les « grévistes » de Tolbiac, très poststructuraliste et à la mode « inclusive », le parallèle avec Mai 68 vous parait-il justifié ?
GR. Partiellement. En Mai 68, l’élite du mouvement était lettrée. Aujourd’hui, c’est peut-être un peu moins le cas. Mai 68 était aussi un mouvement de masse, alors que Mai 18 est un mouvement marginal, constitué de minorités agissantes. La majorité des étudiants veut pouvoir reprendre les cours normalement, passer les examens, apprendre. Quant aux luttes, elles sont narcissiques, moins collectives. On cause « transphobie », « racisé-e-s », « écriture inclusive », sans l’humour que pouvait intégrer les situationnistes, sans le talent de l’époque. Il y a beaucoup d’agressivité, une haine non plus dirigée contre les parents, mais contre l’hétéro cisgenre blanc, grand méchant ontologique qu’il faudrait abattre par tous les moyens. Les féministes ne veulent plus « jouir sans entraves », mais entraver les hommes qu’elles détestent. Elles sont carrément misandres, haineuses. Mai 18 n’est pas un mouvement spontané, mais calculé, réfléchi. Certes, on y trouve l’héritage de travaux de la French Theory, cette manie du langage pour le langage, très lacanienne, mais je ne vois pas vraiment de rapport direct. Il n’y a plus de libertaires mais des militants qui ont une « envie de pénal », une envie de normes. Ils souhaitent simplement les inverser. Ce n’est même plus transgressif ou drôle, c’est triste et laid. La petite « Juliette de Tobliac » qui, par des circonvolutions intellectuelles complexes, que je n’ai ni l’envie ni le courage de vous préciser, a dit que le « racisme anti blanc » n’existait pas en direct à la télévision, pourrait rappeler certains délires soixante-huitards. C’est l’apparition du faux, de la haine de soi, de l’ethnomasochisme, de la lutte à mort contre son propre peuple, sa propre nation et sa propre civilisation. Autrefois, ils se battaient pour le droit à l’indifférence. Désormais, ils se battent pour le droit d’exhiber leurs différences, de les imposer, de vous les mettre sous le nez.
L’AF. Au FN, est-on anti-gréviste par principe ?
GR. Non. Pas plus que chez Les Républicains, ni même, sait-on jamais, chez La République En Marche. Qui peut être hostile à toutes les grèves ? Ce serait une posture limitante. Par exemple, lors des grèves des gardiens de prison, le Front National a soutenu le mouvement.Les gardiens de prison n’ont jamais intéressé la gauche parce qu’ils portent l’uniforme. Ils n’intéressent pas vraiment non plus la droite car ils sont des prolétaires syndiqués. À droite comme au FN, je crois qu’on n’apprécie pas beaucoup la « grévilcuture » française. La grève pour tout et n’importe quoi, tout le temps, sans toutefois être opposé par principe à l’outil que peut représenter la grève dans le cadre d’une lutte sociale, si elle est justifiée.