Entretien de la rédaction de L’Incorrect avec Philippe Mesnard
Philippe Mesnard dirigera les débats lors du colloque de l’Action française, Mai 68 et le Bien Commun : utopies, échecs et perspectives.
L’Action française tiendra un colloque au Forum de Grenelle samedi 12 mai de 14h à 18h, intitulé Mai 68 et le Bien commun : utopies, échecs et perspectives. Deux membres de la rédaction de l’Incorrect sont invités pour l’occasion ; Jacques de Guillebon et Gabriel Robin. Nous avons interrogé Philippe Mesnard, participant et co-organisateur de l’événement.
L’Incorrect. Le 12 mai, l’Action française organise un colloque intitulé « Mai 68 et le Bien Commun : utopies, échecs et perspectives ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Philippe Mesnard. La notion de Bien commun, qui paraissait surannée quelque peu, est revenue dans le discours des politiques. Les intellectuels les avaient précédés, et on remarque avec plaisir que la faveur dont jouit le concept est proportionnelle à l’inquiétude croissante que génèrent l’individualisation des comportements, la mondialisation des échanges, et l’autoritarisme de l’Union européenne. D’une certaine manière, la common decency chère à Orwell et popularisée par Michéa, l’insécurité culturelle de Laurent Bouvet ou les triomphes (relatifs) des populismes sont tous des hérauts de ce Bien commun, vu et pensé comme le cœur en danger de nos sociétés trop promptes à changer, à bouleverser, à oublier et à ne pas anticiper. Mai 68 a voulu inventer une autre société et a juste réussi à produire une génération qui a refusé ses pères et n’a pas voulu transmettre : difficile de penser un utopique bien commun si rien ne m’oblige, ni avant ni après moi… L’échec prométhéen de Mai 68 – ou son succès ironique, qui ne réussit qu’à confirmer jusqu’à l’absurde et l’odieux la société de consommation, révèle en creux les contours du Bien commun. La notion est discutée mais elle est encore floue, et on voit que le concept sert surtout à sortir des impasses que sont les invocations frénétiques à la République et à ses valeurs (l’Union européenne et ses valeurs, l’Humanité et ses valeurs, etc.), quand tout autour de nous prouve que les sociétés sont en décomposition et les masses en désespoir.
L’Incorrect. Comment définiriez-vous la notion de Bien commun ? Fluctue-t-elle en fonction des époques et des civilisations ?
PM. Le Bien commun est à la fois une évidence et un chemin. Il s’agit d’abord d’expliquer qu’il y a un bien commun à tous, c’est-à-dire dont la réalisation profite à la société dans son ensemble et pas seulement à la collection des individus. Le Bien commun n’est pas la somme des biens individuels, mais l’organisation et le mouvement de la société qui permettent à chacun d’être conforme à ses propres talents et correctement ordonné à la société. Une fois qu’on a dit ça, on comprend qu’entre un Gaulois, un citoyen contemporain, un sujet de Louis XIV et l’hypothétique premier colon français de Mars, les choses diffèrent ; et elles diffèrent aussi selon qu’on est, aujourd’hui, turc, vénézuélien, étatsunien, chinois, iranien ou monégasque. Aujourd’hui, le bien commun est-il d’intervenir dans les pays islamistes pour détruire les bases de ceux qui veulent nous détruire ? S’affranchir des règles internationales renforce-t-il la France ou l’affaiblit-elle ? Et si on veut répondre “oui”, où et quand est-elle affaiblie ? Pour prendre un autre exemple, le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes servait-il le Bien commun français ? Et la résistance à l’État l’a-t-elle desservi ? On voit dans ces deux cas qu’il faut, là comme ailleurs, appliquer les leçons de l’empirisme organisateur et tâcher de discerner, dans la conduite des affaires de l’État, ce qui construit un bien – en évitant des positions absurdement tranchées (on peut se satisfaire que l’aéroport soit abandonné sans approuver les comportements des zadistes, ou considérer que l’affirmation d’une puissance française est pertinente tout en déplorant son alignement atlantiste, etc.). Bien sûr, la meilleure manière de construire un Bien commun, c’est d’abord définir la communauté que l’on sert, puis s’affranchir du régime dissolvant des partis pour installer l’action dans la durée. Je ne vous surprendrai pas en disant que le Roi nous paraît garantir le Bien commun plus qu’un Hollande, un Macron, un Robespierre ou un Thiers.
L’Incorrect. Croyez-vous qu’en Mai 68 les principaux animateurs du mouvement pensaient agir pour le Bien Commun ?
PM. Honnêtement, non. Ils agissaient contre la société française – et ces volontés de rupture radicale sont rarement porteuses du véritable souci d’un bien commun qui permet à chacun d’être tout à la fois libre et contraint. Les “révolutionnaires” de Mai 68 étaient les fidèles descendants des totalitaires de 1789 et les contemporains enthousiastes de tous les régimes de terreur communiste. Ils avaient eux aussi l’obsession de l’Homme Nouveau et surtout le goût du raccourci, qui consiste à supprimer l’adversaire sous prétexte d’éduquer le peuple et d’éradiquer les mauvais ferments. On ne voit pas bien comment le Bien commun s’enracinerait dans ce genre de délire de pureté, qui nie le réel, nie les relations existantes, et compte faire surgir du chaos un ordre nouveau. Cela dit, dans Mai 68, il y avait aussi le refus de la société de consommation, le refus de l’urbanisation, la volonté de retrouver un rapport sain à la nature, une défiance marquée vis-à-vis de la religion technologique : toutes ces aspirations étaient bonnes. Il faut regretter les amalgames qui ont été faits, par les protagonistes comme par leurs spectateurs et leurs opposants, entre retour à la terre et vagabondage sexuel, entre contestation du nucléaire et libération chimique de la femme, entre anticapitalisme et collectivisme. A chaque fois, des troisièmes voies étaient possibles, qui sont peut-être en train de se dessiner aujourd’hui.
L’Incorrect. Que peut apporter l’Action française dans le débat politique contemporain ? Plus vieux mouvement politique français, vous semblez bien évoluer avec notre époque. Vue de l’esprit ou réalité ?
PM. L’Action française apporte ce qu’elle a toujours apporté : de l’intelligence, et une intelligence libre de tout parti. Une intelligence fondée sur le souci de la France, cette entité lentement distillée au sein de la chrétienté et dont la disparition, sous les coups des adversaires de la nation, n’apporte à aucun Français les bonheurs matériels, intellectuels et moraux promis et espérés : les sans-dents meurent en compagnie des abeilles dans des campagnes oubliées ou de petites villes ravagées par les grandes surfaces, au milieu d’installations industrielles rouillées, les urbains ayant la joie d’être réduits en esclavage par un capitalisme si triomphant que même le XIXe siècle paraît humain. L’Action française apporte donc sa propre part à la réflexion sur le Bien commun, et elle le fait avec toute la force d’une Tradition qui sait être critique. Les jeunes militants qui présenteront nos réflexions sur l’industrie, l’écologie ou l’éducation, entre autres sujets, pourront en témoigner.