L’idée d’une constitution européenne – c’est-à-dire, le projet d’établir une Europe fédérale sur le modèle classique de l’État composé – peut s’envisager de deux manières distinctes : sous un angle général, celui de la possibilité d’une telle fédération, mais aussi sous l’angle particulier des « États membres » susceptibles de composer cet ensemble – et, en ce qui nous concerne, sous celui de la France.
Angle particulier ? Très particulier, même, dans la mesure où, en France, le pouvoir politique et la nation ont toujours entretenu des relations singulièrement étroites. D’un côté, en effet, c’est l’État capétien qui, siècle après siècle, a construit patiemment le pré carré et la nation France. De Bouvines au traité de Troyes, du sacre de Reims à la libération de Paris, les étapes constitutives de la nation française ont toujours été de grandes dates politiques, correspondant à des victoires, à des avancées ou à des reculs de l’autorité souveraine. Réciproquement, il a toujours été entendu que celle-ci devait participer de la nation, en être issue : « L’en ne doit pas avoir roy d’estrange nation », déclare Nicole Oresme au XIVe siècle [1] . Tel est le sens de la « loi salique » qui excluait les filles de la succession au trône pour éviter qu’un étranger ne devienne, en les épousant, roi de France : « Le royaume des lys ne tombe pas en quenouille. » Car c’est « une chose aussi comme hors nature que un homme règne sus gent qui n’entendent pas son maternel langage. » [2] . Contre nature ? Plutôt, contre ce qui apparaît dès cette époque comme une manière d’exception française – alors que sur tous les trônes d’Europe, en Pologne, en Russie, en Espagne ou en Angleterre, siègent des étrangers qui ignorent souvent jusqu’à la langue du pays qu’ils gouvernent. Les rois ont fait la France, mais celle-ci ne saurait être incarnée que par un prince qui soit « pur Français » [3] . Sur ce plan, la Révolution, proclamant la souveraineté nationale, ne fera que perpétuer sous une autre forme l’antique tradition française. Entre le pouvoir et la nation, la coïncidence paraît totale, comme s’ils étaient inséparables. Comme si la nation française, ne se fondant ni sur une langue, ni sur une ethnie, ni sur une religion, ni même sur une évidence géographique, ne pouvait se concevoir sans le support de l’État souverain dont elle procède, qui la constitue comme telle et qui la représente. C’est d’ailleurs pour cela que les atteintes portées à l’État ont toujours été vécues comme des blessures faites à la nation, et porteuses pour elle de risques mortels. De fait, chacun des fléchissements significatifs de l’autorité publique qui se sont produits au cours de notre histoire s’est traduit aussitôt par une menace de démembrement, par l’affirmation de mouvements séparatistes [4] et par l’apparition d’une « collaboration » prônant la fusion de la nation française dans un ensemble impérial plus vaste : l’Angleterre à l’époque de la guerre de Cent ans, l’Espagne au temps de la Ligue, le grand Reich sous l’Occupation.
Peut-on alors affirmer sans rire que ce lien très particulier a aujourd’hui disparu, et que la nation française est désormais assez forte, assez cohérente, assez consciente de son être pour n’avoir plus besoin, comme cela a toujours été le cas, du support que représente l’État souverain ? C’est parce que la réponse est malheureusement négative que le démantèlement de la souveraineté étatique qui résulterait d’une fédéralisation paraît menacer la pérennité même de la nation française. La menace est d’autant plus grave que la construction européenne favorise d’ailleurs, et très logiquement, une décentralisation radicale – un fédéralisme infra-étatique qui pourrait être légitime sous le contrôle de l’État mais qui, en l’occurrence, apparaît surtout comme l’instrument privilégié d’une éradication par la base des nations historiques.
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