Les ci-devant de la critique littéraire se plaisent à tenir Dumas pour un écrivain de seconde zone. Ils voudraient, on ne sait trop, que sa prose soit moins intelligible ou ses personnages plus complexes ou ses intrigues plus alambiquées ou les contextes moins historicisés, bref, ils voudraient du roman à la sauce romantique, naturaliste, symboliste, voire du nouveau roman. Mais Dumas et ses admirateurs n’en ont cure, qui veulent du vrai roman à l’ancienne, avec des personnages bien incarnés, héroïques si possible, des jolis dialogues et des folles épopées. Ils ne sont cependant pas insensibles aux idéaux-types ou aux « figures » jüngeriennes. Prises dans la toile romanesque, noyées dans les détails narratifs, les figures dumasiennes sont même plus savoureuses que d’autres parce que plus difficiles à déceler : quand on les a identifiées, elles sont des trésors et des clés pour une seconde lecture.
Entre dix et vingt ans, il faut avoir lu Les Trois Mousquetaires, avec l’insouciance de celui qui, en son siècle fade, est en mal d’aventures. Dix ans plus tard, il faut lire Vingt ans après, et s’amuser, cette fois, à contempler, par-delà la matière des personnages, les trois figures de l’esprit nobiliaire français. Avec Aramis, on irait vite en le réduisant à la figure du Courtisan. Raffiné et séduisant ces dames, il se plie, certes, à ce que Nietzsche songeant à Voltaire appelait « la loi du langage noble et de la sorte aussi la loi du style ». Mais à l’analyse, et son amitié sincère pour Porthos le confirme, une autre loi transcende celle-ci : celle de l’honneur domestique, la grande loi de la susceptibilité. Il n’est pas un geste ou une parole malheureuse dont le mousquetaire à col romain ne veuille obtenir réparation. Aramis, c’est la figure du Duelliste, le saint patron des querelleurs, de ceux qui gantent le visage des impudents et de la racaille. Porthos, lui, s’embarrasse peu des bonnes manières. Fort comme un géant et dînant comme un ogre, il est toutefois autre chose qu’un simple ventre à biceps. Il est proche de sa terre, de ses gens, de ses domestiques et de ses métayers. D’Anne d’Autriche, il n’attend qu’une récompense pour service rendu : l’attribution du titre, non pas de duc ou de marquis, mais de baron. Porthos, c’est le Hobereau, le saint patron des chouans de tous les siècles, le modèle de ceux qui n’émigrent pas quand vient le péril, qui restent au pays, fourbissent leurs armes quand le tocsin sonne et vont à la bataille en riant. Enfin, il y a Athos. À la question de savoir quelle cause il sert, le comte de La Fère répond : la « cause la plus sacrée qu’il y ait au monde ; celle du malheur, de la royauté et de la religion. » Les esprits chagrins lui feront grief d’être trop platonicien, trop préoccupé des Formes plutôt que des hommes. Il est celui qui, devant le tombeau de Louis XIII, dit à son fils : « sachez toujours distinguer le roi de la royauté ; le roi n’est qu’un homme, la royauté, c’est l’esprit de Dieu ». Athos ne défend pas une tête couronnée ou s’il en défend une, fût-elle celle d’un Stuart, c’est-à-dire d’un étranger, c’est pour mieux défendre le principe qu’elle incarne. Athos, c’est la figure du Croisé, le saint patron des traditionalistes et de tous ceux qui, ralliant quelque internationale blanche (c’est-à-dire anti-rouge), partent se battre au loin pour le beau, le bien, le vrai.
Et d’Artagnan dans tout cela ? Il fut avant tout ce jeune Gascon qui, quoiqu’ impétueux et fier, monta à Paris pour recevoir en héritage les traits respectifs de ses trois aînés. Mais vingt ans après, il est aussi celui qui les réunit, qui les tire de leur torpeur. Sans cela, les trois comparses seraient restés dans l’inaction et la satisfaction nostalgique des exploits passés. D’Artagnan les actualise, les remet en selle. C’est le Cavalier, héraut de ceux qui, peu important l’époque, s’évertuent à faire vivre hic et nunc les qualités qui siéent à l’esprit noble ; c’est en somme le saint patron des militants.
Louis Narot
Source : Le Bien Commun n°7, mai 2019.