Romancier, styliste, Pierre Mari a publié En Pays défait. Paris bruisse des éloges que lui tresse Patrick Buisson.
Pierre Mari, nous vous avons connu romancier, et très brillant romancier dans Les Sommets du Monde, et vous en venez désormais à une lettre ouverte, ni pamphlet, ni essai, pouvez vous nous éclairer quant au registre que vous avez choisi ?
Toutes ces dimensions sont présentes dans le livre : lettre ouverte, pamphlet, essai. Ce dernier mot étant entendu au sens de Montaigne, et impliquant la liberté d’allure du propos. Je suis parti d’un texte de quelques pages que j’avais publié sur Stalker, le blog de Juan Asensio, en m’imposant le défi de le considérer comme le premier chapitre d’un livre dont je n’avais pas la moindre idée. Je me suis dit que l’interpellation des élites, ou plutôt de ceux que j’appelle les importants et les visibles de la France contemporaine, se trouvait à l’étroit dans un texte relativement court, et qu’il y avait sans doute moyen de la déployer et de la faire rebondir. Je ne saurais vous dire pourquoi la nécessité de l’apostrophe s’est imposée tout de suite. Peut-être parce que cette forme rhétorique est plus proche de mes études littéraires que ne pourrait l’être un discours socio-historique, qui serait resté à mes yeux désincarné. Je tenais à ce que l’ensemble du propos soit ancré dans un Je. Impossible pour moi, en effet, d’esquiver ou de laisser dans l’ombre l’homme que j’ai été au cours des dernières décennies : l’histoire particulière qui lui a imprimé un certain point de vue, ses passions, ses émotions, son effarement devant ce qui nous est arrivé, les combats dont il ne veut pas démordre malgré sa désespérance chronique. C’est ainsi qu’en plus des registres que vous mentionnez, il y a une dimension lyrique dans ce livre, même si je me méfie comme de la peste des exhibitions contemporaines du moi : lyrisme au sens où le tableau que je brosse de la France contemporaine est lesté de tous les affects indissociables de mon être social.
Vous vous inquiétez notamment de ce que vous désignez comme une disparition de la densité de l’homme. Ainsi vous écrivez : « L’impression dominerait, douloureuse, de n’avoir affaire qu’à des nuances ou des fragments d’hommes, parfaitement représentatifs d’une époque ou l’individualisme a noyé les angles vifs de ce qu’a pu être jadis un individu. En un mot : des braises, pas de feu ». La nature de l’homme pourra-t-elle cependant surprendre ceux qui constatent cette chute ?
Je suis obsédé, je l’avoue – douloureusement obsédé – par cette disparition des angles vifs, par ce qu’il faut bien appeler un effondrement de la densité et de l’intensité humaines. Baudrillard parlait très justement du « règne des basses intensités ». Et cela dépasse évidemment le cadre français. Nous vivons une époque où les individus ont peur d’être des individus, peur de déployer leurs potentialités les plus fortes, et s’annihilent les uns les autres dans un grand concours de tiédeur. L’organisation plate de l’existence a remplacé la grande énigme de la vie. Pour répondre à votre question, je ne demande qu’à être surpris, je n’aspire qu’à voir ressurgir des hommes dignes de ce nom, mais ce que je suis obligé de constater, presque chaque jour, c’est que chacun participe à une vaste entreprise, qu’on pourrait dire écologiquement correcte, de limitation de sa propre empreinte existentielle. Où sont les caractères ? Où sont les tempéraments forts ? Où sont les grands hurleurs de vérité ? Où sont les êtres capables de se replier pendant des années sur une idée silencieuse dont ils sauront, un beau jour, faire sortir une œuvre ?
Maurras aimait à critiquer les nuées, les définitions évanescentes des réalités concrètes mieux perçues par ce qu’il appela le pays réel que par le pays légal. Que pensez-vous de cette distinction ?
Je pense que la distinction maurrassienne fait désormais partie de ces fondamentaux avec lesquels nous devons compter, quelles que soient les discussions ou la contestation auxquelles nous la soumettons. Il y a aujourd’hui un pays réel qui perçoit les réalités concrètes avec bien plus d’acuité que ne le font les élites politiques, médiatiques, culturelles ou économiques. L’aveuglement doctrinal de ces dernières a atteint des sommets effarants. Même si ces gens-là prétendent, naturellement, en avoir fini avec le règne des idéologies et n’agir qu’au nom du pragmatisme le mieux raisonné. Le pays légal n’a jamais été aussi décrédibilisé. Mais je crois également nécessaire de ne pas trop s’illusionner sur cette distinction : il peut y avoir, nous l’avons vu récemment, autant de délire et de déconnection du réel chez un Gilet jaune que chez un polytechnicien-énarque qui ne vit qu’entre Strasbourg et Bruxelles. Pour la simple raison que l’un et l’autre sont victimes d’un discours ambiant qui n’a plus grand-chose à voir avec ce que nous avons connu sous le nom de langage : une palabre généralisée, infiltrée à peu près partout sous forme de particules fines, tissée d’automatismes et de pseudo-concepts, incapable d’appréhender les énormités qui nous arrivent.
Vous soulignez que : « je simplifie à grands traits mais je ne crois pas idéaliser le passé en affirmant qu’en France, les meilleurs ont toujours leur revanche ». D’où viendra cette revanche ?
Je vous avoue que je n’en ai pas la moindre idée, et que c’est tout le problème ! Comme je le rappelle dans le livre, nous avons toujours eu, en France, des relèves qui se préparaient plus ou moins souterrainement dans les époques de disgrâce. Deleuze disait qu’une traversée collective du désert n’est pas dramatique s’il reste des hommes qui ne sont pas nés dans le désert, et qui gardent en eux l’idée farouche qu’il existe autre chose que le désert. Je ne vois plus, aujourd’hui, les conditions de possibilité d’un tel renouveau. Je crois même – j’ai eu quelques exemples autour de moi, ces dernières décennies – que les meilleurs courbent de plus en plus vite l’échine sous le régime général qui nous est infligé, et qu’ils finissent par rejoindre ce camp terriblement mou où ils savent qu’on leur distribuera quelques bribes de pouvoir et de notoriété. Ils abdiquent leur excellence au profit d’une médiocrité immédiatement rémunératrice. Ou alors ils font tristement sécession : ils se désengagent d’un jeu social devenu insupportable. Ces exils intérieurs ne sont pas rares, hélas.
Vous aimez la langue. Vous êtes catastrophé par la victoire du sabir managérial sur la clarté des expressions françaises. Est-ce une douleur pour l’écrivain-professeur que vous êtes ?
Comment pourrait-il en être autrement ? C’est une douleur quotidienne, que je partage d’ailleurs avec bien d’autres. Plus qu’une douleur, c’est une désolation. Le sentiment de n’avoir plus affaire qu’à un paysage de ruines. J’ai passé mon enfance dans une France où le souci de la langue était général : dans les analyses logiques que nous faisions à l’école primaire (mes instituteurs, à cet égard, n’étaient guère différents des hussards noirs qu’avait pu connaître Péguy un siècle plus tôt), dans les discours du général De Gaulle que j’écoutais avec passion à la radio, dans les propos des adultes qui m’impressionnaient par la maîtrise d’un vocabulaire que je désespérais de posséder un jour au même degré… La qualité de la langue était partout. J’ai un souvenir à la fois drôle et poignant (dont je n’ai évidemment pu identifier l’étrangeté qu’avec le recul) : celui de Mai 68. Les hommes politiques autant que les chroniqueurs de la radio et de la télévision parlaient des événements dans le lexique et la syntaxe du dix-septième siècle ! Les références étaient classiques, le monde n’était appréhendé, et ne prenait vie, que dans l’élément d’une langue qui commençait tout doucement et tout implacablement à n’être plus la nôtre. Le sabir managérial a commencé à s’imposer et à se déployer de plus en plus victorieusement sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Il y avait, chez ce dernier, une volonté très nette de liquidation des années gaullistes, de congédiement de l’Histoire, et donc une adhésion de principe à tous les langages modernes : ceux de l’instrumentalité, de l’efficacité, de l’organisation, dont l’extension progressive et l’arrogance croissante ne pouvaient que saper la langue française, son feuilletage subtil, son épaisseur polysémique, son tremblement. Ces nouveaux langages ne tremblent plus. Ils s’infiltrent partout, conquièrent tous les espaces, ils sont à la fois ceux de la « gestion de l’intime » et de l’organisation technocratique globale. Chacun se fait le point de passage ou le vecteur de leur mensonge constitutif, et la résistance devient, dans ces conditions, de plus en plus problématique.
Propos recueillis par Charles du Geai.
Source : Le Bien Commun n° 9, juilet / août 2019.