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Maurras, Maritain et « Le thomisme d’Action française » par Yves Floucat

Dans son dernier numéro (mai 2019), Le Bien Commun publiait un fort intéressant dossier sur le thème : Maurras, Maritain, un dialogue pour aujourd’hui ? Ce dossier, issu de la gazette catholique en ligne Le Rouge et le Noir, appellerait un certain nombre de remarques et d’objections.

On me permettra de m’en tenir pour ma part à une argumentation souvent reprise et que je retrouve sous la plume d’Hubert du Sillon. Elle consiste à montrer qu’il aurait existé un thomisme propre à l’Action française qui, séparant l’ordre naturel de l’ordre surnaturel, aurait eu tendance à surajouter, au lieu d’établir entre eux un lien vital, le second au premier et cela au nom du « politique d’abord » maurrassien(1). Selon le père Thierry-Dominique Humbrecht cité par Hubert du Sillon, cette posture procéderait de la conception de l’agnostique Maurras lui-même et aboutirait à « deux abstractions, chimiquement pures mais imaginatives » dans lesquelles le thomisme se serait fourvoyé. Je voudrais dire ici clairement mon désaccord total avec cette manière de voir qui, selon moi, ne correspond pas à la réalité. J’ai eu l’occasion de traiter déjà de ce point, car l’objection d’un séparatisme entre nature et surnature a été à plusieurs reprises avancée à propos de Maurras et de son École. On me permettra de reprendre ici simplement l’essentiel de mon argumentation.

L’historien maritanien Philippe Chenaux avait déjà émis l’idée que le thomisme de Louvain aurait accordé en partie sa faveur à Maurras à cause d’une lecture aristotélicienne de saint Thomas insistant sur l’autonomie de la nature et de la raison(2). Or, il faudrait expliquer dans ces conditions pourquoi Maritain, pourtant peu suspect de naturalisme chrétien dans son compagnonnage avec l’Action française, non seulement se plaisait dans cette proximité, mais avait de bons rapports avec Louvain au temps du cardinal Mercier et de Monseigneur Deploige qui avaient pourtant une vue plus extrincésiste que lui des rapports de la rationalité naturelle et de la théologie.

En réalité, les liens furent vraisemblablement plus complexes que ne le laisse entendre Chenaux entre thomisme et Action française, en sorte que ce n’est pas un type unique de thomisme qui a pu y conduire en ligne directe. Le thomisme du jésuite très suarézien Pedro Descoqs était bien différent de celui d’un autre éminent jésuite, Pierre Rousselot, dont « l’intellectualisme comme philosophie religieuse » est peu suspect de séparatisme. L’un et l’autre étaient pourtant sympathisants du mouvement maurrassien… On a certes pratiqué des thomismes d’inspiration très voisine de celui de Maritain sans subir comme lui d’attraction pour l’école d’Action française (Gilson, par exemple, n’éprouva jamais d’inclination maurrassienne). Mais l’inverse s’est produit : un Louis Jugnet, par exemple, qui acceptait l’essentiel des positions de Maritain sur la philosophie chrétienne, fut en politique un maurrassien impénitent. De même un Pierre Boutang, dont L’Ontologie du secret ouvre sur une métaphysique chrétienne de l’Exode, est demeuré un authentique (et donc libre) disciple de Maurras. A contrario le dominicain Mandonnet, dont on a pu situer le thomisme, sur la question de la philosophie chrétienne, à égale distance du rationalisme d’un Bréhier et des néo-scolastiques de Louvain, et qui fut soupçonné par un autre grand dominicain, le père Garrigou-Lagrange, « d’esprit quelque peu naturaliste », ne fut pas sensible à la séduction de l’Action française… à la différence de Garrigou-Lagrange.

Pour s’en tenir principalement à Maritain – puisque Chenaux lui attribue un rôle majeur dans l’élaboration d’un thomisme plus progressiste –, peut-on soutenir sans tomber dans une regrettable simplification qu’il a facilité la reconversion d’intellectuels thomistes au bénéfice d’un ancrage plus à gauche dans le catholicisme français, voire d’un abandon pur et simple du thomisme ? Les a-t-il aidés à se défaire d’ « une certaine lecture de saint Thomas, fortement teintée d’aristotélisme, insistant sur l’autonomie de la raison et la perfection de l’ordre naturel » – une lecture qui aurait « permis le rapprochement des catholiques avec l’Action française » –, au profit d’ « une autre lecture de saint Thomas, plus augustinienne, mettant davantage l’accent sur la primauté du spirituel et l’inachèvement de l’ordre naturel » ? Au vrai, Maritain n’a jamais aussi nettement manifesté l’autonomie de la raison que quand il a élaboré, au début des années 30, le concept de philosophie chrétienne, et c’est encore l’auteur d’Humanisme intégral, portant haut le projet d’une nouvelle chrétienté quelles que soient les ambiguïtés que soulevait ce concept – qui a le mieux montré la nécessité d’une autonomie du temporel. En outre, dès ses premiers livres, Maritain avait insisté sur la nécessité pour l’intelligence d’avancer dans la lumière de la théologie et de la contemplation des saints, en vue de cette philosophie chrétienne que Léon xiii avait confirmée de son autorité, et il n’a pas attendu la publication de Primauté du spirituel (1927) pour proclamer son adhésion à l’ordre chrétien des valeurs. Dans Antimoderne (1920), au moment où on le présentait souvent comme le philosophe de l’Action française, il écrivait que « l’ordre catholique apparaît comme l’unique salut, même temporel, de l’humanité ».

On est fondé à conclure que, si le thomisme de certains catholiques maurrassiens a pu effectivement se nourrir d’un séparatisme outrancier entre philosophie et théologie, il serait hasardeux et simplificateur d’établir un lien direct et univoque entre ce modèle de thomisme et le maurrassisme. En tout état de cause l’alliance entre le thomisme de Maritain et l’Action française, loin d’être contre-nature comme le croit Chenaux, montre à tout le moins que « le thomisme des disciples de Charles Maurras » n’était pas toujours sécularisé. Après tout, selon une remarque suggestive de Jean-Louis Loubet del Bayle, c’est à partir d’une « commune référence à Péguy » sur la « nécessaire ‘incarnation’ du spirituel » que, au lendemain de la seconde guerre mondiale, Jean de Fabrègues, pur produit de l’Action française, secrétaire de Maurras, marqué par le thomisme de Maritain et proche de Bernanos, « accordera la priorité à un engagement spirituel et religieux, en devenant le rédacteur en chef de l’hebdomadaire La France Catholique, tandis que Mounier, de 1944 à 1949, semblera sacrifier une part de son intransigeance spirituelle à un ‘politique d’abord’ s’exprimant à travers un ‘philocommunisme’ justifié par le souci de l’efficacité de son engagement révolutionnaire et par la volonté de rester présent au mouvement de l’histoire que lui semblait incarner le communisme ».(3)

Au vrai, c’est un faux procès contre Maurras qui se cache derrière cette idée d’« un thomisme d’Action française » uniformément axé sur un séparatisme du naturel et du surnaturel. La politique naturelle développée par l’agnostique Maurras, non seulement ne s’oppose pas à la perspective de ce que le cardinal Journet appelait les « exigences chrétiennes en politique », mais elle y demeure ouverte. Le dialogue, repris à nouveaux frais, entre maritaniens et maurrassiens pourrait précisément aider à montrer comment on peut intégrer les fondements substantiels de la réflexion maurrassienne en politique dans la perspective intégrale d’une sagesse chrétienne qui ordonne vitalement les données naturelles de la rationalité à l’intelligence de la foi. Le travail de celui qui fut sans doute le plus grand disciple de Maurras, Pierre Boutang, le démontre amplement. Ne fut-il pas un ardent défenseur de « la modification chrétienne » du pouvoir ? Et n’est-ce pas Jacques Maritain qui écrivait de son côté en 1926 – dans Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques, juste avant les mesures disciplinaires prises par Rome – que Maurras, selon une méthode semblable à celle de Le Play, c’est-à-dire en suivant une méthode inductive, avait retrouvé empiriquement « certaines grandes conditions politiques élémentaires » de la vie des sociétés. Et il ajoutait : « qui peut songer à s’en plaindre ? » N’est-ce pas Maritain qui expliquait encore que, en défendant le politique d’abord, Maurras « ne parle pas de la hiérarchie des essences ni de la subordination des fins » et qu’il se situe « dans l’ordre d’exécution », rendant ainsi hommage à « une vérité de sens commun » et selon une proposition justifiée en raison et « fidèle à l’enseignement du Philosophe » ? N’est-ce pas encore lui qui écrivait : « L’ordre de la charité veut – et la chose publique ne peut qu’y gagner – que nous aimions Dieu, et secondement la vie éternelle de notre âme avant le bien public, et plus que lui. Je dois à la vérité d’ajouter qu’en fait, quelques-uns des cœurs les plus généreusement surnaturels que j’ai connus, étaient parmi les plus fervents disciples politiques de Maurras » ?

On sait que Maritain, sur l’ordre de Pie XI, s’éloignera ensuite de Maurras et tentera de justifier cet éloignement en tenant des positions purement et simplement contraires à certaines de celles qu’il avait développées auparavant. Il n’en redira pas moins son admiration et même son affection pour Maurras dans Primauté du spirituel, rappelant son juste combat contre les « faux dogmes libéraux » et saluant son travail de redressement intellectuel dans l’ordre politique. Il ne parlera plus ensuite du maître de Martigues, évoquant des équivoques dues à une erreur de jeunesse(4), mais il n’en maintiendra pas moins pour autant sa ferme opposition au démocratisme rousseauiste ou à un parlementarisme qui sombrerait dans le régime des partis. Il y a là, me semble-t-il, une raison supplémentaire pour que les disciples de Maurras et ceux de Maritain reprennent un dialogue malheureusement interrompu depuis trop longtemps. Axel Tisserand en a donné l’exemple dans le maître-livre qu’il vient de publier sur Maurras(5). Je plaide une fois encore pour ce dialogue, enrichi par les précieux apports de Pierre Boutang comme des grands représentants du thomisme contemporain et de la féconde recherche historico-critique que certains d’entre eux conduisent dans leur lecture des écrits du Docteur Angélique. N’en doutons pas, le rapprochement dont il est ici question ne pourrait que contribuer fortement à garantir « l’avenir de l’intelligence » au service du bien commun.

| Yves Floucat

Notes

1 Je laisse donc ici de côté la question des rapports entre le régime mixte (royauté, aristocratie et participation populaire) tel que le défend saint Thomas, et la conception maurrassienne de la monarchie royale. Je me contenterai de dire d’une part que celle-ci n’est en rien, pour le maître de Martigues, synonyme de tyrannie mais que, d’autre part, il serait anachronique de chercher dans l’ensemble des textes que le Docteur Angélique consacre à la politique les prémices du maurrassisme, de la démocratie chrétienne ou même des démocraties modernes et de leur idée de la représentation populaire. Comme le montrent les dernières études consacrées à la politique thomasienne, le Docteur commun est en réalité favorable à un gouvernement « politique et royal ». Il s’agit d’un mode de gouvernement qui reconnaît au pouvoir royal une préséance ainsi qu’une indépendance par rapport aux intérêts partisans, mais qui est politique au sens où il laisse toute sa place au consentement populaire (lequel ne préjuge en rien, chez Thomas d’Aquin, de la forme qu’il doit prendre et demeure en tout cas étranger à l’influence qu’auront sur lui les théories modernes du pacte social). En outre saint Thomas, qui n’ignore pas que la cité n’est pas composée que d’hommes vertueux, prend en compte le parasitage que peuvent exercer les passions et les intérêts particuliers sur le choix du détenteur suprême de l’autorité politique destiné à personnifier la totalité du corps politique. Aussi bien tient-il que le système héréditaire constitue le meilleur moyen de garantir l’indispensable autonomie du souverain et de servir ainsi le bien commun. Parmi les derniers travaux publiés, on ne saurait ignorer Bernard Bourdin, o.p, « La théologie de l’autorité politique chez saint Thomas », dans Aspects de la pensée médiévale, dir. Yves-Charles Zarka, Paris, PUF, 1999, p. 25-43 et, surtout, François Daguet, o.p., Du Politique chez Thomas d’Aquin, Préface du Cardinal Georges Cottier, Paris, Vrin, 2015.

2 Voir Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritain. Une génération intellectuelle catholique (1920-1930), Paris, Cerf, 1999, p. 79-106.

3 Cf. Jean-Louis Loubet del Bayle, préface à Michel Bergès, Vichy contre Mounier. Les non-conformistes face aux années 40, Paris, Economica, 1997, p. 10.

4 Henri Quantin fait remarquer à ce propos avec bon sens, dans son excellente introduction à la correspondance Bernanos-Maritain, qu’on peut difficilement mettre l’opuscule du philosophe : Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques, écrit à quarante-trois ans, « sur le compte de la première jeunesse ». Cf. Correspondance Maritain, Mauriac, Claudel, Bernanos. Un catholique n’a pas d’alliés, présentée par Henri Quantin et Michel Bressolette, Paris, Cerf, 2018, p. 269.

5 Cf. Axel Tisserand, Actualité de Charles Maurras. Introduction à une philosophie politique pour notre temps, Préface d’Yves Floucat, « Questions disputées », Paris, Téqui, 2019.

Source : Le Bien Commun, n°9, juillet/août, 2019.