L’édito de François Marcilhac, Le Bien Commun
Faut-il se méfier des grands soirs ? Après tout, Georges Sorel a lui-même défini la grève générale ou, ce qui revient au même aujourd’hui, la convergence des luttes, comme un mythe. Mais ne faisons pas de contresens : ce mythe est social, autant dire une idée puissante, débouchant sur l’action, visant la rupture fondatrice. Nos politiciens socialistes, écrivait-il au chapitre IV de ses Réflexions sur la violence (1908), « s’ils combattent la grève générale, c’est qu’ils reconnaissent […] que l’idée de grève générale est si bien adaptée à l’âme ouvrière qu’elle est capable de la dominer de la manière la plus absolue et de ne laisser aucune place aux désirs que peuvent satisfaire les parlementaires. Ils s’aperçoivent que cette idée est tellement motrice qu’une fois entrée dans les esprits, ceux-ci échappent à tout contrôle de maîtres et qu’ainsi le pouvoir des députés serait réduit à rien ». Au contraire : « Plus les électeurs croiront facilement aux forces magiques de l’État, plus ils seront disposés à voter pour le candidat qui promet des merveilles ; dans la lutte électorale, il y a une surenchère continuelle. »
On aurait tort de ne voir là que propos du passé. Il est vrai que nos sociétés individualistes semblent tourner le dos à toute possibilité d’un mythe social, d’une idée motrice. Et il est vrai aussi que plus personne ne croit aux forces magiques de l’État, autant dire à la bonne volonté constitutive, légitimant une classe politique, laquelle a fait sécession du peuple. 1936 a montré comment le pays légal avait su récupérer et stériliser le mythe de la grève générale – rendu inopérant par les communistes (ils joueront le même jeu en 1968), plus encore que par Blum ; avant 1981 et sa déconfiture, dès 1983, dans un néolibéralisme dans lequel se sont définitivement perdus et le parti socialiste et des gaullistes dont le vernis social a disparu à l’occasion des mandats suivants. La volonté d’en finir avec une fracture sociale, naissante par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui, devenue en sus ethnique, avait agi comme une de ces merveilles promises. Avant que Jospin, premier ministre de Chirac, ne lâche le morceau, en arguant que l’État ne peut pas tout… Énoncé performatif : cet ancien trotskyste ne rappelait pas une évidence, il martelait une décision, celle d’un État ayant résolu de laisser agir les forces du marché. Il n’a pastant défloré la magie de l’État, que, cyniquement, sapé la confiance même des Français dans l’État.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Les Gilets jaunes ont été le symptôme du rejet de l’idéologie individualiste. Leur demande de social est le moteur qui les a fait agir ; plus encore que les fins de mois difficiles, voire impossibles, qui n’a été quel élément déclencheur. C’est pourquoi Macron, fondé de pouvoir des élites qui ont fait sécession, a réagi avec cette violence morale (le mépris pour Jojo) et physique (le LBD) ; comme la classe politique au début du XXe siècle, face au mythe de la grève générale. Il ne faudrait pas que le pays réel, passant à l’étape supérieure– d’où une prudence, apparente au moins, dans les réformes –, renoue avec les mythes agissants, les idées motrices. Il ne faudrait pas que le pays réel, se sentant condamné à court terme, renoue avec un discours de rupture, fondateur, et qui ne peut être que national – car la nation est le seul lieu où peut se réaliser une certaine forme de justice sociale. D’autant que nos politiciens ont eux-mêmes scié la branche sur laquelle ils étaient assis en cassant l’illusion politicienne, dans laquelle plus personne ne croit. La situation, en 2019, est plus radicale qu’en 1908 ; la France ô combien plus fracturée ! Et si nous ne croyons pas aux grands soirs, ouvrant sur un nouveau paradis terrestre, si nos espoirs sont plus mesurés et plus lucides, ils n’en sont pas moins irrévocables. La radicalité de la gouvernance oligarchique, qui a remplacé à la tête de l’État ce qu’on nomme traditionnellement un gouvernement, veut prévenir la radicalité naissante du pays réel. La course contre la montre a commencé.