Par Philippe Germain
Après ce détour sur l’importance du complot en République, revenons aux princes. Si Henri V avait choisi de s’en tenir à la prétendance d’attitude de la monarchie populaire, Philippe VII, lui, avait opté pour le conservatisme électoral avant de conclure un accord secret avec les populistes. Le nouveau prétendant Philippe VIII, va, à deux reprises, choisir l’option de l’aventure, et se replier, quand vint la Première Guerre mondiale, sur une prétendance d’attitude.
En 1894, le duc d’Orléans, refusant de rester les bras croisés devant les malheurs de la France, exclut toute prétendance cantonnée à l’ « affirmation du principe » et réduite à l’inaction. L’option « conservatrice » n’a plus de sens : le Ralliement à la République des masses catholiques asphyxie électoralement le royalisme, la montée en puissance du catholicisme social le prive de sa base populaire et les notables modérés abandonnent ses comités. Les « possibilités de l’appareil » sont donc pratiquement nulles, malgré la formation de groupes de Jeunesse Royaliste[1], fidèles à la tradition sociale du légitimisme et sensibles à « l’état d’esprit » antisémite. Reste, pour le prétendant, l’option de l’aventure d’un coup d’État : il va miser sur une tactique de « recours à un auxiliaire ».
Un an après l’assassinat du président de la République Sadi Carnot, son successeur Casimir-Perier démissionne en 1895, comme précédemment Grévy et Mac-Mahon. Dans cette République encore fragile, l’antisémitisme social prolifère à gauche comme à droite. L’antisémitisme, explique Pierre-André Taguieff, est un phénomène « complexe, pluridimensionnel, multifactoriel, hétérogène et évolutif ». Son champion, Édouard Drumont, est successivement perçu comme conservateur catholique (La France juive, 1886), puis socialiste (La fin d’un monde, 1889) et même anarchiste (Libre Parole, 1895). S’y ajoute sa profession de foi sioniste (1897). Il y a aussi l’Armée, dont le processus de républicanisation (par Léon Gambetta) verrouille le ministère de la Guerre, l’état-major général et les écoles de Saint Cyr et Polytechnique. Les promotions sont décidées en fonction d’un fichage antiréactionnaire et anticatholique (affaire des fiches). Ce qui favorise la suspicion de favoritisme pour les officiers juifs (300 depuis 1870). Pour le duc d’Orléans, l’heure des circonstances favorables approche[2] .
Dans ce contexte, débute en 1897, « l’Affaire » d’espionnage Dreyfus-Zola. Les dreyfusards luttent contre l’injustice et les anti-dreyfusards défendent l’Armée. Contrairement à la tradition philosémite des Orléans, Philippe VIII rejoint le camp antidreyfusard, au nom de la défense de l’Armée[3]. Sans groupe social pour appuyer son aventure capétienne, il se tourne[4] vers le public antisémite qui en 1898 vient d’élire une trentaine de députés permettant à Drumont de monter un groupe parlementaire. Pour sa stratégie, le duc d’Orléans finance tactiquement la Ligue Antisémitique de Jules Guérin et tente d’acheter la Libre Parole de Drumont. En 1899, avec la mort brutale du nouveau président de la République Félix Faure, les « circonstances du moment » semblent favorables[5]. C’est pourtant un échec pitoyable qui éclate à l’occasion des obsèques de Félix Faure. L’aventure princière d’une stratégie de coup d’État instrumentalisant tactiquement le préjugé antisémite tourne court. Les dirigeants royalistes sont poursuivis et condamnés.
Cette stratégie d’instrumentalisation de « l’état d’esprit » antisémite par le jeune prétendant s’explique par au moins trois facteurs :
- D’abord, pour la famille de France, le souci, imposé par la démocratie, de tenir compte de l’opinion. D’où la prise en compte de l’état d’esprit antisémite du moment.
- Après le Ralliement des catholiques à la République, imposé par les consignes vaticanes, le royalisme est à la recherche d’une nouvelle base populaire que le « socialisme des imbéciles » (F. Engels) semble pouvoir lui fournir.
- Le prétendant en exil ne pouvant plus s’appuyer sur les cadres d’un mouvement royaliste maillant le territoire (échec conservateur de 1885 et populiste de 1889), doit se contenter des conseils de son entourage, fondé sur des liens d’amitié mais coupé des réalités politiques.
Après
l’échec de 1899, la furtive tentation antisémite disparaît définitivement des
stratégies de la famille de France. Il est aujourd’hui impossible d’imaginer le
prétendant au trône de France fonder une stratégie sur l’antisionisme, cette
judéophobie qui va de l’ultra-gauche mélenchoniste à l’islamo-droitisme
soralien, en passant par les néo-chrétiens humanitaires, les quartiers
sensibles et les indigénistes.
[1] Lire l’étude de référence de François Callais La Jeunesse Royaliste, préfiguration de l’Action française, in : Histoire, économie et société, 1991, 10ᵉ année, n°4. p.561-589. On trouve également des éléments concernant la J.R. dans l’étude d’Alain Bonafous, Les royalistes du Nord et le ralliement, in : Revue du Nord, tome 47, n°184, janvier-mars 1965, p.29-48;
[2] Moniteur universel, entretien du 15 janvier 1896 : Question – Je vais rentrer en France ; que dois-je dire à vos amis ? Réponse du duc d’Orléans – De se préparer. Il ne faut pas que nous soyons surpris par les événements. Je crois que l’année 1896 sera grave.
[3] Lettre au colonel Parseval, Londres, 26 novembre 1897.
[4] Manifeste, 21 septembre 1898.
[5] Allocution de San-Remo, aux représentants du Rhône, des Bouches-du-Rhône, du Gard, du Vaucluse, du Var et de l’Hérault, le 22 Février 1899.