Par Frédéric Winkler
Mais le système ne changera pas le cours de son évolution, pour la bonne raison qu’il n’évolue déjà plus ; il s’organise seulement en vue de durer encore un moment, de survivre.
Les Etats démocratiques sont des Etats lâches comme dictatoriales si l’on regarde bien que ceux dénoncés comme tels : « beaucoup plus égalitaires que libertaires ». En 1947, terminant une conférence à la Sorbonne, des journalistes américains le décrivaient comme un apôtre d’une humanité pacifiée, il rétorqua : « Mais je n’ai pas changé ! C’est la démocratie qui qui nous a assassinés ! Les totalitarismes sont les fils de la démocratie ! J’emmerde la démocratie ! »
« En 1950… à quoi bon ? Vous resterez bouche bée, imbéciles, devant des destructions encore inconcevables à l’instant où j’écris ces lignes, et vous direz exactement ce que vous dites aujourd’hui, vous lirez dans les journaux les mêmes slogans mis définitivement au point pour les gens de votre sorte, car la dernière catastrophe a comme cristallisé l’imbécile ; l’imbécile n’évoluera plus désormais, voilà ce que je pense; nous sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée, elle aussi, par quelque feu mystérieux dont le futur inventeur est probablement un enfant au maillot. N’importe ! Parce que l’homme de 1870 dénonçait à la conscience universelle le vol des pendules, nous n’avons nullement le droit de conclure qu’il n’était pas capable de lâcher sur les villes endormies des fleurs de dix mille kilos. Il ne croyait pas une pareille saloperie possible, voilà tout. Et si l’idée lui en était venue par hasard, il n’y aurait pas arrêté son esprit. « Ce sont, eût-il dit, des choses qui ne se font pas » … Au cours de plusieurs millénaires le nombre des choses qui ne se font pas n’a guère varié. Mais depuis cinquante ans, la liste en a presque été réduite à rien… » (La France contre les robots)
Les nombreux écrits de Bernanos nous font comprendre, combien ses préoccupations étaient annonciatrices des drames présents. Il était précurseur pour notre temps : « Nos ancêtres se sont servis d`une pierre tenue au creux de la main en guise de marteau, jusqu’au jour où, de perfectionnement en perfectionnement, l’un d’entre eux imagina de fixer la pierre au bout d’un bâton. Il est certain que cet homme de génie, dont le nom n’est malheureusement pas venu jusqu’à nous, inventa le marteau pour s’en servir lui-même, et non pour en vendre le brevet à quelque société anonyme. Ne prenez pas ce distinguo à la légère. Car vos futures mécaniques fabriqueront ceci ou cela, mais elles seront d’abord et avant tout, elles seront naturellement, essentiellement, des mécaniques à faire de l’or. Bien avant d’être au service de l’humanité, elles serviront les vendeurs et les revendeurs d’0r, c’est-à-dire les spéculateurs, elles seront des instruments de spéculation. Or, il est beaucoup moins avantageux de spéculer sur les besoins de l’homme que sur ses vices, et, parmi ces vices, la cupidité n`est-elle pas le plus impitoyable ? L’argent tient plus étroitement à nous que notre propre chair. Combien donnent volontiers leur fils au Prince, et tirent honneur du trépas de leur enfant, qui refuseraient à l’Etat leur fortune tout entière, ou même une part de leur fortune ! Je prédis que la multiplication des machines développera d`une manière presque inimaginable l’esprit de cupidité. De quoi cet esprit ne sera-t-il pas capable ? » (La France contre les robots). Cette « société des machines » est évidemment le fruit du capitalisme. Elle draine la spéculation, l’usure, l’injustice : « Bref, le jour où la superproduction menacera d’étouffer la spéculation sous le poids sans cesse accru des marchandises invendables, vos machines à fabriquer deviendront des machines à tuer, voilà ce qu’il est très facile de prévoir. Vous me direz peut-être qu’un certain nombre d’expériences malheureuses finira par convaincre les spéculateurs, au point de les rendre philanthropes. Hélas ! il est pourtant d’expérience universelle qu’aucune perte n`a jamais guéri un vrai joueur de son vice ; le joueur vit plus de ses déceptions que de ses gains. Ne répondez pas que les gros spéculateurs seront tôt ou tard mis à la raison par la foule des petites gens. L’esprit de spéculation gagnera toutes les classes. Ce n’est pas la spéculation qui va mettre ce monde à bas, mais la corruption qu`elle engendre. Pour nous guérir de nos vices, ou du moins pour nous aider à les combattre, la crainte de Dieu est moins puissante que celle du jugement de notre prochain, et, dans la société qui va naître, la cupidité ne fera rougir personne. Lorsque l’argent est honoré, le spéculateur l’est aussi. Il aura donc beaucoup plus à craindre l’envie que le mépris ; n’espérons donc pas le réveil des consciences. Quant à la révolte des intérêts, on a tout lieu de prévoir qu’elle ne pourra éclater qu`après un grand nombre de crises et de guerres si effroyables qu’elles auront usé à l’avance les énergies, endurci les cœurs, détruit chez la plupart des hommes les sentiments et les traditions de la liberté. Les spéculateurs seront alors si nombreux, si puissants, que les peuples désespérés ne sauront plus qu’opposer un seul Tyran à cent mille. Disposant des mécaniques, le Tyran, aussi longtemps que durera sa puissance, paraîtra moins un homme qu’un demi-dieu. Mais il faudra que, tôt ou tard. L’or le corrompe à son tour. Car, dans les circonstances les plus favorables, un homme ne saurait être plus qu’un demi-dieu. Mais l’or, lui, sera Dieu. » (La France contre les robots)
Comment peut-on défendre la société mercantile, à moins d’y avoir quelques intérêts en affaire ! Bernanos conscient du mal que la « civilisation des machines » amène, tente d’analyser les périls avec toutes ses conséquences. « Évidemment, aucun Européen du XVIIIe n’aurait tenu ce langage, et c`est précisément ce qui me serre le cœur en écrivant ces lignes, aujourd’hui sans intérêt. Ceux qui voient dans la civilisation des Machines une étape normale de l’Humanité en marche vers son inéluctable destin devraient tout de même réfléchir au caractère suspect d`une civilisation qui semble bien n’avoir été sérieusement prévue ni désirée, qui s’est développée avec une rapidité si effrayante qu’elle fait moins penser à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer. » (La France contre les robots). Il n’hésite pas à comparer la société d’Ancien régime avec cet « aujourd’hui », issu de 1789, afin de montrer le terrible déclin, non seulement civilisationnel mais humaniste. Mais pas seulement car il nous amène à réfléchir sur les fondements même de la richesse. La conception civilisationnelle d’avant, basés sur du concret : le bon, le vrai, le beau, sur la permanence de la terre comme de la pierre, sur la continuité de l’homme par la juste acquisition de biens permettant à sa famille de durer… « Voilà par exemple un Français né vers 1770. Le mot de fortune évoque à son esprit un certain nombre d’idées traditionnelles. Des étendues de terres fertiles, peu à peu rassemblées par le travail des générations successives, des héritages et des alliances. N’est-ce pas ainsi que les rois de trois dynasties ont rassemblé la France ? Oh ! j’attends ici votre objection, il me semble que je la lis dans vos yeux. Vous croyez que je prétends vous imposer, en passant, une image bucolique de l’ancien régime. Nullement. J’accorde, avant d’aller plus loin, que ces fortunes avaient, elles aussi, leur part d’injustices, ou même de crimes. Mais ces injustices et ces crimes étaient des injustices particulières commises contre tel ou tel. Leurs plus lointains bénéficiaires pouvaient en ressentir du remords ou de la honte et d’une manière ou d’une autre, être au moins tentés de les réparer. Ce n’étaient pas des injustices et des crimes indéterminés, anonymes, auxquels s’associent secrètement, honteusement, des milliers d’obligataires ou d’actionnaires… » (La France contre les robots). Il va à travers son ouvrage expliquer tous les dangers, tel un prophète, de ce que nous vivons et voyons poindre dans un horizon proche. Une terrible décadence de l’homme se met en place. Le pire des esclavages qu’aucun siècle n’avait connu, dans une acceptation « imbécile » des hommes, abandonnant, petit à petit, leurs espaces de liberté, pour un État tentaculaire. Nos ancêtres n’auraient jamais pu imaginer qu’un jour, les hommes puissent ainsi vivre dans cette soumission à l’objet. Un assistanat librement consenti dans un monde consumériste, par le jeu des médias, du crédit, de la virtualité, de la « jouissance » programmée faisant des hommes, non plus des acteurs mais des voyeurs ! La peur du chômage, la vie dépendante du « prêt à penser » castrateur, le besoin du consensus permanent, un avant-goût d’une finalité humaine pronostiquée par Orwell et Huxley, voilà contre quoi Bernanos nous met en garde : « La Civilisation des Machines a besoin, sous peine de mort, d’écouler l’énorme production de sa machinerie et elle utilise dans ce but – pour employer l’expression vengeresse inventée au cours de la dernière guerre mondiale par le génie populaire – des machines à bourrer le crâne. Oh ! je sais, le mot vous fais sourire. Vous n’êtes plus sensible au caractère réellement démoniaque de cette énorme entreprise d’abêtissement universel, où l’on voit collaborer les intérêts les plus divers, des plus abjects au plus élevés – car les religions utilisent déjà les slogans. Politiciens, spéculateurs, gangsters, marchands, il ne s’agit que de faire vite, d’obtenir le résultat immédiat, coûte que coûte, soit qu’il s’agisse de lancer une marque de savon, ou de justifier une guerre, ou de négocier un emprunt de mille milliards. Ainsi les bons esprits s’avilissent, les esprits moyens deviennent imbéciles, et les imbéciles, le crâne bourré à éclater, la manière cérébrale giclant par les yeux et par les oreilles, se jettent les uns sur les autres en hurlant de rage et d’épouvante ». (Georges Bernanos, La France contre les robots).
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