Par Germain Philippe
(La technocrature, maladie sénile de la démocratie : 7/10)
Résumé : En 2017 la technocrature a pris le pouvoir pour sauver la démocratie disqualifiée par son élite politique. Ne pouvant se satisfaire de la dénonciation complotiste de l’ultragauche, ni du référentiel populiste, l’Action française analyse la technocrature comme un phénomène de physique sociale. Utilisant la loi historique « du développement d’oligarchies nouvelles », elle découvre que Bonaparte a crée une nouvelle classe de privilégiés. Ce « pays légal » est un système oligarchique circulaire à trois élites s’épanouissant avec la régime républicain. Par la maîtrise du pouvoir législatif, l’élite politique favorise l’enrichissement sans risque de l’élite financière au travers des moyens de l’État. En contrepartie l’élite financière acquiert les grands groupes de presse au profit de l’élite médiatique idéologiquement sélectionnée. L’élite médiatique aliène alors l’électorat en propageant la fantasmagorie de la souveraineté populaire pour permettre à l’élite politique de garder le pouvoir législatif.
Pourtant cet efficace système d’oligarchie démocratique s’est usé. Il a été mis à mal en 2017 par une quatrième élite du pays légal, la Technocratie. Elle a pris le pouvoir politique par un « hold-up démocratique » ; preuve qu’en république, le coup de force est possible.
La haute administration comme pilier
L’essor des Technocrates a commencé en 1929 avec la crise de la société industrielle mais son origine est liée à la République. Si l’Ancien Régime reposait sur les quatre arcboutants de l’Eglise, l’Armée, la Justice et l’Administration, la République créa ses propres piliers avec les partis, l’Ecole, les syndicats et une nouvelle Administration qualifiée par Maurras de « César anonyme et impersonnel, tout puissant, mais irresponsable et inconscient ». L’Etat républicain est paradoxalement faible mais omnipotent, d’où le développement exponentiel d’une masse de fonctionnaires (5.664.000 en 2017), d’ou aussi pour suppléer aux carences de l’élite politique, la création d’une Haute Administration de 6 000 décideurs, appelés les technocrates à partir de 1933.
Ces technocrates ne sont pas censés constituer une élite, notion contraire à l’égalitarisme démocratique, d’ou la grande discrétion sur les élites financières, politique et médiatique constituant le pays légal. Ils sont formés à Sciences-Po, Polytechnique, Centrale, les Mines ou les Ponts et Chaussées après avoir été recrutés par concours mais aussi par le jeu subtil des protections et les stratégies matrimoniales. Béquille de l’élite politique, les technocrates, présentés comme méritocratiques, sont les enfants gâtés de la République.
La Haute Administration comme élite
La physique sociale maurrassienne, nous apprend que le groupe X-Crise est fondé en 1931 par des polytechniciens persuadés des « avantages de rapidité et de précision dans la discussion que procure une formation commune ». Identifiant la société à une machine, X-Crise a une forte influence pendant le Front Populaire de Léon Blum, ensuite à Vichy derrière l’amiral Darlan qui, dès décembre 1940, met fin à la prépondérance des traditionalistes. La dynamique technocratique est lancée.
Au Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF), le général De Gaule rend possible leurs initiatives car les grands corps de l’Etat ont mystérieusement échappé à l’Epuration de 1945. L’Ecole Nationale d’Administration est crée tandis que les technocrates – vichyssois et londoniens confondus – forment la dorsale de la IVe République avec le « Plan » et l’européisme de Jean Monet. Sous l’impulsion du Plan Marshall, les hauts fonctionnaires poussent à la mathématisation croissante de la société française faisant primer la quantité sur la qualité.
Comme démontré par James Burnham, l’État assurant une part de plus en plus considérable dans la production, accroît l’autorité des « managers » qui, bientôt, ne se contentent plus du rôle d’exécutants de l’élite politique du Pays légal. En 1958, les technocrates passent donc un compromis avec De Gaulle pour assurer la gestion de la Ve république, devenue propriétaire de nombreux moyens de production. De Gaulle légitime la reconversion de la compétence économique en compétence politique. La maîtrise des dossiers économiques va maintenant apparaître comme un élément indispensable au politicien créant ainsi une difficulté pour l’élite politique républicaine. Un grain de sable dans le système circulaire des trois élites de l’oligarchie démocratique qui ne peut déplaire à un De Gaulle, farouchement hostile aux partis mais aussi à l’Etablissement, qu’il assimile comme Pierre Debray, aux grands féodaux.
Les technocrates font un choix lourd pour la France : celui d’un nouveau modèle de société accentuant le caractère omnipotent de la République, par la redistribution massive par l’Etat, d’un tiers de la richesse nationale via quelques secteurs et les prestations sociales. C’est « l’Etat providence » auquel l’Action française s’est toujours opposé, même lorsque les technocrates le maquillent faussement en un modèle colbertiste. De remède, les technocrates commençaient à muter en maladie d’une société démocratique vieillissante que De Gaule venait de provisoirement sauver par une Ve République, aux principes maurrassiens savamment cachés des regards. Cette accentuation de l’omnipotence Républicaine permet en revanche aux technocrates de devenir la quatrième élite du pays légal, la « Technocratie ». Une évolution, non souhaitée pas l’élite politique, qui perturbe le système circulaire de l’oligarchie démocratique, dominant depuis la IIIe République.
Les gestionnaires du privé
Ce serait une grave erreur de limiter la Technocratie au domaine étatique. Deux évolutions ont donné le pouvoir aux managers dans les grandes entreprises industrielles entre les mains des dynasties bourgeoises, demeurées indépendantes de l’élite financière du Pays légal. D’abord la structure de la propriété des grandes entreprises s’est modifiée. Ensuite, comme Joseph Schumpeter l’a démontré, l’innovation à la base de l’économie capitaliste, s’accorde mieux avec les pratiques de monopole qu’avec la libre concurrence.
Le gigantisme engendrant la bureaucratisation des taches de direction et l’éparpillement de la propriété, nécessite une unité de commandement. Apparaissent alors les gestionnaires fondant leurs décisions uniquement sur la rationalité économique, dans l’espoir de limiter les risques.
Ces gestionnaires, le maurrassien Philippe Ariès le distingue des « cadres » qui ont toujours une fonction de responsabilité intellectuelle, d’initiative technique, de détermination d’un choix. Les cadres transforment les impulsions financières du sommet en projet concrets de fabrication, qui à leur tour provoquent dans les ateliers des opérations industrielles. Les gestionnaires du privé, issus de l’E.N.A. ou de Polytechnique ne sont plus des capitalistes car ils possèdent au mieux quelques actions de la société qu’ils dirigent. Entre eux et les technocrates des entreprises nationalisées, il n’existe plus que de menues différences. Ni les uns ni les autres n’engagent leurs biens personnels. Cette disparition des différences sur la propriété des moyens de production facilitera l’extension du socle social de la Technocratie aux managers du privé, avec lesquels ils vont commencer à partager non seulement les mêmes pratiques mais aussi une même mentalité : une mentalité de classe.
Renouvellement de l’Etablissement par osmose
Un phénomène d’osmose s’opère. D’un coté l’État contrôle l’économie, par l’intermédiaire des hauts fonctionnaires et des conseillers entourant les ministres de l’élite politique tout en menant leur carrière d’un cabinet à l’autre. De l’autre coté, les grandes affaires privées de l’élite financière choisissent leurs dirigeants parmi ces hauts fonctionnaires bien placés pour obtenir de leurs anciens collègues les commandes ou les crédits de l’État. L’osmose s’opère entre gestionnaires d’entreprises privées, fonctionnaires et cabinets ministériels.
Mais ce phénomène d’osmose va plus loin et permet aussi le renouvellement de l’élite financière car ces dynasties républicaines héréditaires depuis Napoléon ne sont pas totalement endogames. Elles savent intégrer, au travers des mariages par les femmes, des technocrates d’origine différente de leur héritage sociologique. Dans leur célèbre La Nomenklatura française, pouvoirs et privilèges des élites, Alexandre Wiekham et Sophie Coignard écrivent « …ces prestigieuses tribus : si elles trouvent en de sémillants hauts fonctionnaires des partis de rêve pour leurs filles à marier, ces Etatocrates semblent également apprécier la compagnie de jeunes personnes bien nées » et de donner de nombreux exemples qui confirment largement l’analyse de physique sociale de Pierre Debray. De là, comment s’étonner que par capillarité, la mentalité technocratique séduise l’élite financière ?
Mentalité de l’élite technocratique
S’ils affirment ne pas avoir d’idéologie, les technocrates ont une mentalité commune. Ils sortent des mêmes grandes écoles, imprégnés des schémas simplificateurs qui leur permettront de se comprendre. Ils possèdent une organisation cérébrale plus qu’une compétence technique. C’est pourquoi il faut les distinguer des techniciens. La technocratie est illusion de façade, permettant le règne des organisateurs – bêtes à concours – sur les véritables techniciens. Les technocrates refusent d’assumer la responsabilité de leurs choix. Si leur plan échoue s’est qu’il a mal été mis en œuvre par les techniciens. Ils abritent souvent leur décisions derrière l’approche anglo-saxonne par processus, déshumanisante pour les techniciens ( les fameux burn-out ) mais déresponsabilisant les technocrates.
Ils partagent l’impératif forcené de modernisation par la croissance sans limite et font le pari du transhumanisme renonçant à la condition d’êtres humains et politiques. La Technocratie prône « l’économique d’abord », pour substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses, comme voulait Saint-Simon en 1819. Ainsi 3 000 « hommes de génie », des abeilles animent le pays mieux que les 30 000 « frelons » qui ne produisent rien mais se nourrissent des richesses du pays. Pour Frédéric Rouvillois la mentalité saint-simonienne irrigue ce que le président Macron se glorifie d’appeler le « Progressisme ». Unedimension politique de la disparition du politique, en opposition frontale au « Politique d’abord » prônée par les maurrassiens.
Germain Philippe
(A suivre)
Pour suivre la série « La Technocratie, maladie sénile de la démocratie »
Hold-Up démocratique
Complotisme d’ultra-gauche intéressant
Comment analyser les élites du pays légal
Intérêt du référentiel populiste
Oligarchie-Nomenklatura-Pays légal
Les élites du pays légal