Par Gérard Leclerc
Depuis la bataille (perdue) contre l’institutionnalisation du mariage entre deux personnes du même sexe, le monde catholique, secoué notamment par des scandales à répétition, est repassé sous les feux de la rampe. Le clergé assez largement gagné par une anomie généralisée s’est engouffré depuis des décennies dans une sorte de post modernisme confortable et normatif, semblant attendre avec résignation la fin du christianisme et sortant parfois de sa torpeur dès qu’ il suspecte le moindre signe de retour à « l’obscurantisme traditionnel chez ses ouailles ». Après la dé-marxisation due largement à l’action du Pape Jean Paul II, Gérard Leclerc aborde la question aujourd’hui d’un « néo-progressisme chrétien » peut-être plus en phase avec la mondialisation culturelle et morale.
Un texte important, publié par le mensuel L’incorrect, qui ne se contente pas d’évoquer le combat culturel mais qui le mène ! (NDLR Olivier Perceval)
En 2013, paraissait aux éditions du Seuil un gros ouvrage intitulé À la gauche du Christ, sous la direction de Denis Pelletier et de Jean-Louis Schlegel. Il s’agissait d’un ensemble d’études sur cette période d’après-guerre où l’Église catholique avait été souvent dominée par des chrétiens de sensibilité de gauche. L’importance de leur implantation dans la presse confessionnelle, les mouvements d’Action catholique, une partie du syndicalisme, mais aussi dans le clergé et toute une mouvance intellectuelle, semblait leur conférer un leadership durable d’autant que ce courant s’estimait pleinement légitimé par « la révolution conciliaire » de Vatican II. À c e propos, il serait intéressant de revisiter toute une littérature où ce catholicisme dit d’ouverture se réclamait d’une marche irréversible de l’histoire, selon un mode assez hégelo-marxiste. Pourtant, c’est ce même catholicisme qui va, brusquement, disparaître lors de la décennie 1970, comme si ses représentants et ses militants s’étaient dispersés dans la nature.
1975 constitue une date clé pour les rédacteurs d’À la gauche du Christ, et l’on peut abonder dans leur sens, tant cette année marque un tournant, ne serait-ce que dans le pontificat du pape Paul VI (récemment canonisé). C’est à la Pentecôte 1975 que le pape de Vatican II accueille à Saint-Pierre de Rome les communautés nouvelles qui vont se substituer aux mouvements classiques, ce qui marque tout à la fois un renouvellement de génération et surtout une mutation radicale d’inspiration. Sans doute peut-on faire, un demi-siècle plus tard, un bilan mitigé de ce « renouveau », qui n’a pas toujours été fidèle à ses promesses et dont certains chefs de file ont gravement défailli. Pas au point cependant d’être injuste en ignorant ce qu’il a apporté à beaucoup de jeunes en fait d’initiation spirituelle. Qui a opéré, par exemple, le bilan des sessions de Paray-le-Monial, qui, année après année, ont formé des milliers de fidèles qui ont tenu et progressé dans la foi ? Ce qui n’est pas douteux, c’est que ce Renouveau a répondu à une carence béante que le progressisme avait creusé à force d’alignements mondains sur une modernité qui au demeurant, avait-elle aussi entrepris une révolution profonde.
Étrange progressisme qui paraît si souvent à la traîne. Maurice Clavel avait prédit avec humour que le dernier communiste en France serait un curé breton. Et c’est le même Clavel qui était contraint de rappeler que « Dieu est Dieu, nom de Dieu » à ceux à qui il faisait grief, non pas « d’être allé au monde mais de s’être rendu au monde ». Mais la déviance datait déjà des années d’après-guerre, lorsque le jésuite Gaston Fessard s’opposait vigoureusement à la tentation de ralliement à un communisme soviétique, sur lequel régnait encore un certain Joseph Staline.
Au début de cette décennie 70, l’épiscopat français reçoit avec gratitude, même si ce n’est pas toujours avoué, le renfort des Silencieux de l’Église de Pierre Debray et de Françoise Lucrot, afin de desserrer l’étreinte d’une Action catholique qui ne respire que dans le dialogue chrétiens-marxistes. On peut penser que le progressisme s’est mis à lui-même la corde au cou, en s’obstinant dans une direction qui va se trouver radicalement démentie par ce cours de l’histoire auquel on vouait tant de révérence. Le pontificat de Jean-Paul II sonnera la fin de toutes ces illusions. On peut s’interroger toutefois sur l’ensemble des raisons de son éclipse. N’avait-il pas des prétentions intellectuelles qui auraient dû lui assurer les possibilités d’un rebondissement ? Mais ces prétentions sont à examiner soigneusement. Lorsqu’on lit l’ouvrage si documenté de Jacques Julliard sur Les gauches françaises, on est frappé par l’absence de références propres à une gauche chrétienne. Seuls deux noms émergent pour illustrer son apport idéologique : ceux d’Emmanuel Mounier et de Pierre Teilhard de Chardin, mais ils sont l’un et l’autre problématiques pour bon nombre de motifs. Et surtout, ils ne paraissent pas justifier la consistance d’un courant politico-religieux. Teilhard a brillé d’un vif éclat, mais un court moment, et l’on peut s’interroger sur la pertinence de l’utilisation qui a été faite de son œuvre. Quant à Mounier, on se rend compte, par les vicissitudes de la postérité d’Esprit, qu’il a donné lieu au développement de tendances bien contraires.
Par ailleurs, on s’aperçoit a posteriori que l’essor de la théologie contemporaine, dans ses multiples déclinaisons, était assez éloignée de cette culture progressiste, qui s’en réclamait pourtant. Si l’on songe que cette culture a pu se référer à l’œuvre d’un cardinal de Lubac, c’est par pure méconnaissance, l’auteur de La postérité de Joachim de Flore ayant de fait porté condamnation définitive des tentatives de néo-christianisme. Cependant, il faut bien s’interroger sur la persistance de ce courant qui, en dépit de son éclipse en tant que réalité dominante, n’en est pas moins demeuré présent comme instance de contestation plus ou moins avouée de l’Institution. À l’analyse, on perçoit qu’une telle instance ne cesse de muter, chacune de ses réincarnations se signalant par son caractère obsolète. Qui se souvient encore d’Eugen Drewermann qui, il y a un quart de siècle, était promu comme alternative à l’orthodoxie et prophète d’une religion radicalement transformée ? La subversion ecclésiale a toujours procédé ainsi par offensives aussi éphémères que péremptoires sur le moment.
Il semble aujourd’hui qu’elle reparte en force, s’appuyant sur le discrédit dont l’Institution se trouve l’objet, à la suite des multiples scandales de mœurs qui l’ont assaillie. Mon regretté confrère Henri Tincq n’a-t-il pas déclaré, en une sorte de témoignage final, qu’on assistait à la fin d’un monde ? « Jamais, écrivait-il, l’Église n’a semblé aussi ébranlée. » Affirmation discutable, si l’on considère l’histoire et ce qu’une Catherine de Sienne pouvait en témoigner pour le XIVe siècle. Mais il est vrai que la tempête actuelle est sévère. Est-elle considérée avec le discernement nécessaire ? Les imbéciles qui crachent sur les prêtres dans la rue ou le métro, comme si tous étaient coupables, témoignent du caractère pernicieux du procès médiatique, dont les procureurs sont trop heureux de reporter les effets sur l’ensemble d’une institution qu’ils haïssent. Dans la même logique, on assiste au dézingage du pontificat et de la personne de Jean-Paul II qu’il s’agit de toute urgence de faire exploser, pour justifier d’une transformation nécessaire de l’institution. Mais laquelle, au juste ?
Autant les néo-progressistes se montrent virulents et déterminés dans l’attaque, autant ils se révèlent faibles dans la proposition. Ils semblent ainsi mettre tous leurs espoirs dans la promotion d’un clergé marié, d’une façon quelque peu juvénile et dans l’ignorance des réalités du pastorat protestant. Faut-il prendre au sérieux le courant féministe, dont une représentante aspire au primatiat des Gaules ? Outre qu’une telle prétention s’inscrit en opposition totale avec la structure essentielle de la tradition ecclésiale, celle d’Irénée de Lyon, elle se signale par sa vanité et son inefficacité. Les tentatives de ce type qui sont nées dans le protestantisme et dans l’anglicanisme se sont soldées par des échecs sanglants. Lorsque Georges Bernanos affirmait que l’Église n’avait pas besoin de réformateurs mais de saints, il n’excluait pas la possibilité et la nécessité des réformes, il sous-entendait qu’il n’y avait de réformes fécondes que soutenues par l’expérience vive de la sainteté. De ce point de vue, nous sommes très loin de l’Église renaissante des XVIe et XVIIe siècles dont les champions ont été les explorateurs d’une spiritualité affirmée, éclairant les esprits et les cœurs. Il est trop visible qu’une offensive, qui s’en prend à l’autorité de Pierre, au dogme de Benoît XVI et à la morale de Jean-Paul II, nous mène droit à l’abîme, sans perspective aucune de renouveau.