Un problème historique : l’inflation de l’emprise de l’État central
La France d’Ancien régime connaissait une décentralisation de fait, animée par de nombreux corps intermédiaires (municipalités, communautés, corps de métiers, universités…). Leur existence avait pour but de préserver tant les intérêts de leurs membres que le bien commun. Aussi possédaient-ils leurs propres statuts et règlements tout en étant tenus d’obéir aux lois générales dont le roi était le garant. Au titre de leur utilité sociale, ils bénéficiaient également de la protection du souverain qui reconnaissait leurs libertés et privilèges. Ces diverses personnes morales constituaient autant de limites naturelles au pouvoir de l’État.
Depuis quelques années se succèdent les sondages et études soulignant la défiance du peuple français vis-à-vis des élites politiques : le mouvement des Gilets jaunes a été le stigmate de cette rupture entre pays réel et pays légal. Face à cette rupture, la décentralisation s’est imposée dans le débat politique français.
La Révolution a jeté à bas cet édifice social. L’historien Pierre Rosanvallon, dans son ouvrage Le modèle politique français, a souligné l’horreur inspirée aux révolutionnaires par les corps intermédiaires. L’État républicain centralisateur considère la nation comme un ensemble d’individus autonomes et indifférenciés. Considérés comme un obstacle à l’expression de la volonté générale de cette masse d’individus, les corps intermédiaires furent abolis, et les associations interdites. Ainsi, en 1791, la loi Le Chapelier, et le décret d’Allarde, interdirent aux travailleurs de se regrouper. Ce n’est presque qu’un siècle plus tard que la troisième République s’est résolue à autoriser, à contrecœur, les syndicats (1884), puis les associations (1901).
La décentralisation impossible en République…
Ainsi, la décentralisation est impossible en République. La tradition jacobine française considère les corps intermédiaires non pas comme des limites nécessaires à l’emprise de l’État mais comme un obstacle à l’expression de la volonté générale d’où il tire sa légitimité. De plus, l’État républicain se donnant pour mission non seulement d’administrer la société mais de la recréer continuellement, il ne saurait tolérer de limites. En effet, émanant de la sacro-sainte souveraineté populaire, ses fondements seraient désormais inattaquables : pourquoi les citoyens chercheraient-ils à limiter les prétentions d’un État issu de leur volonté ? Cependant, cette « souveraineté populaire » n’est que l’expression de l’addition des intérêts et des opinions individuels, changeants par définition changeants et n’a rien à voir avec la défense de l’intérêt national, seule boussole que devrait suivre un État.
La République enferme ainsi la société française dans un paradoxe : dépossédant les citoyens des affaires qui leurs sont proches, elle les sollicite sur des questions qu’ils ne maîtrisent pas. Dans cet écueil réside la source du désintérêt croissant du peuple français pour la politique. Pour citer Pierre Boutang : « la centralisation, le manque d’une vie communale et régionale réelle, l’absence d’institutions intermédiaires où l’homme puisse accomplir et résoudre le contenu concret de son souci politique, telles sont les causes du mal ». Enfin, si la République se fait décentralisatrice dans les discours, elle ne fait en réalité que déconcentrer, c’est-à-dire reproduire les habitudes centralisatrices à une échelle plus petite, confiant l’autorité à des entités sans ancrage historique, créées ex nihilo (comme les intercommunalités, ou les départements). Privant les citoyens de communauté historique, elle leur interdit toute possibilité de démocratie locale. Le pouvoir technocratique s’installe par là même à toutes les échelles (des institutions européennes aux institutions locales).
… mais nécessaire à la vie de la nation
A rebours de la centralisation républicaine, l’Action française fait de la décentralisation l’un des piliers du « Quadrilatère maurrassien » formule dessinant les contours de la monarchie de l’avenir. Notre mouvement affirme, en effet, la distinction fondamentale entre société et État. Pour reprendre la formule maurrassienne, l’État n’est qu’un « fonctionnaire » de la société. La formule d’une saine répartition des pouvoirs entre société et État est ainsi résumée par Maurras : « l’autorité en haut, les libertés en bas ». Il s’agit de limiter l’État aux fonctions régaliennes (Défense, Justice, Fiscalité, Politique étrangère, Monnaie) pour lesquelles il disposerait de toute l’autorité nécessaire, tandis que les Français, recouvriraient la gestion directe de leurs intérêts, abandonnant un contrôle tout à fait illusoire des grandes orientations de politique générale. La vie des citoyens s’organisant surtout à partir des attaches locales ou professionnelles, recourir corps intermédiaires rendrait l’administration du quotidien plus humaine et efficace tout en renforçant le lien social et en offrant de réelles opportunités d’épanouissement aux citoyens.
Il ne s’agit donc pas d’ôter aux Français toute prise sur les affaires politiques. Il est au contraire indispensable de rétablir le contact entre le gouvernement et les forces du pays réel. L’Action française croit au principe de subsidiarité, qui commande d’abandonner la décision politique au plus petit échelon compétent. Ce principe doit être allié à la distinction entre les fonctions de conseil (ou de représentation) et de décision. Dans cette logique, il revient aux corps intermédiaires de jouer le rôle de représentation nationale, à l’échelle locale (communale, régionale, professionnelle). Ainsi, plus on se rapproche des affaires locales, plus la représentation participe à la décision. Inversement, plus on s’en éloigne, plus les fonctions de conseils et de décision se distinguent jusqu’à être nettement séparées au niveau des affaires nationales. C’est dans cette mesure que la monarchie est représentative sans être parlementaire.