Par Ilyes Zouari*
Plusieurs décennies après leur indépendance, la Guinée, l’Éthiopie, le Rwanda et 14 autres pays africains continuent à faire imprimer leurs billets de banque au Royaume-Uni, tandis que d’autres ont recours à l’Allemagne. Toutefois, les populations de ces pays ignorent dans leur immense majorité le fait que leur monnaie soit fabriquée à l’étranger, contrairement à celles des pays de la zone CFA, bien mieux informées en la matière.
17 pays africains importent leur monnaie du Royaume-Uni
Selon les données disponibles, compte tenu d’un certain manque de communication dans ce domaine, aussi bien de la part des États que des fabricants, 17 pays africains sont répertoriés comme faisant imprimer leurs billets de banque au Royaume-Uni, et plus précisément en Angleterre. Par ordre alphabétique, il s’agit des pays suivants : l’Angola, le Botswana, le Cap-Vert, l’Éthiopie, la Gambie, la Guinée, le Lesotho, la Libye, le Malawi, Maurice, le Mozambique, l’Ouganda, le Rwanda, Sao Tomé-et-Principe, les Seychelles, la Sierra Leone et la Tanzanie (qui fait également imprimer ses billets dans deux autres pays).
Ces pays ont tous pour point commun d’importer leur monnaie de la société britannique De La Rue, qui fabrique également la majeure partie de celle du Royaume-Uni et qui est un des leaders mondiaux en la matière. Ils se répartissent principalement entre anciennes colonies britanniques et portugaises, auxquelles s’ajoutent la Guinée, le Rwanda, l’Éthiopie et la Libye (qui fait également appel à la Russie). Pour ce qui est du processus de production, il est à noter la récente ouverture d’un site à Nairobi, en 2019, dans le cadre d’une joint-venture avec le gouvernement kenyan en vue d’assurer une partie de la fabrication des devises.
Par ailleurs, il convient de citer le cas particulier du Somaliland, territoire couvrant le nord-ouest de la Somalie et ayant proclamé son indépendance. Bien que non reconnu par la quasi-totalité de la communauté internationale, celui-ci a néanmoins créé sa propre monnaie pour se démarquer de la Somalie, et la fait fabriquer par le Royaume-Uni, qui administrait autrefois le territoire (contrairement au reste de la Somalie, qui était une colonie italienne).
Le recours à une entité extérieure peut surprendre pour une partie de ces pays, comme l’Éthiopie et la Tanzanie, qui disposent d’une importante population, ou encore la Guinée et le Rwanda, compte tenu de certains discours politiques. Mais le cas le plus surprenant est peut-être celui de la Libye, au regard de ses très importantes capacités financières, largement supérieures à celles des quelques pays africains fabriquant eux-mêmes leur monnaie nationale, comme le Maroc, l’Afrique du Sud et la République démocratique du Congo (la Libye étant un grand producteur de pétrole, dont elle possède les plus importantes réserves du continent). En fait, cela semble démontrer une nouvelle fois le manque de sincérité de l’ancien régime de Kadhafi lorsque ce dernier se présentait comme le champion du panafricanisme et de l’indépendance des peuples africains. Une posture qui s’inscrivait donc plutôt dans le cadre d’une stratégie de communication organisée par le régime, qui n’avait pas véritablement essayé de développer le pays et d’en assurer la souveraineté (les hydrocarbures représentant autour de 95 % des exportations), et qui avait même souvent semé le trouble en Afrique (tentative d’invasion du Tchad, de déstabilisation de la Tunisie…). Et ce, probablement afin de s’assurer la sympathie et le soutien des opinions publiques africaines, en vue d’obtenir la levée des sanctions internationales et de garantir la poursuite d’un règne sans partage qui durait depuis déjà 41 ans au moment du soulèvement du peuple libyen, et faisant de Kadhafi le dirigeant à la plus grande longévité de l’Afrique post-coloniale. Une stratégie de communication qui continue encore aujourd’hui à avoir une certaine efficacité…
Au moins six pays africains importent leur monnaie d’Allemagne
En plus des pays précédemment cités, cinq autres sont répertoriés comme faisant imprimer leurs billets de banque en Allemagne, auxquels s’ajoute la Tanzanie qui a également recours au Royaume-Uni (ainsi qu’aux États-Unis). Ces six pays faisant donc appel à l’Allemagne sont les suivants : l’Érythrée, la Mauritanie, le Soudan du Sud, l’Eswatini, la Tanzanie et la Zambie. Cette dernière fait aussi imprimer une partie de sa monnaie en France.
Cependant, les données très partielles transmises par le fabricant allemand de billets de banque Giesecke+Devrient (G+D), qui n’indique pas dans le détail les banques centrales clientes à travers le monde (et à quoi s’ajoute l’opacité entretenue par de nombreux États eux-mêmes), laissent penser que d’autres pays africains font également appel, au moins ponctuellement, à l’Allemagne pour la fabrication de leur monnaie nationale (comme peut-être l’Éthiopie, qui avait dans le passé médiatisé la signature d’un contrat, en 2008).
43 pays africains importent leur monnaie de l’étranger
En tenant compte des devises fabriquées dans des pays autres que le Royaume-Uni et l’Allemagne, et en dehors des cas particuliers de la Somalie et du Zimbabwe, en faillite et sans véritable monnaie, ce sont donc 43 pays africains au total qui ont recours à un pays étranger, soit 21 pays de plus que ceux précédemment cités. Selon les informations disponibles, 20 de ces autres pays font appel à la France (qui imprime également une partie de la monnaie de la Zambie, déjà mentionnée), tandis qu’un d’entre eux à recours aux États-Unis, en l’occurrence le Liberia, qui avait été créé à partir de 1821 par l’American Colonization Society (et qui s’ajoute – au moins – à la Tanzanie, dont ils fabriquent partiellement la monnaie).
Ainsi, et selon les données disponibles, la France imprime la monnaie de 21 pays africains au total, à savoir celle de 16 de ses anciennes colonies (12 pays de la zone CFA, les Comores, Madagascar, Djibouti et la Tunisie), auxquelles s’ajoutent la Guinée-Bissau et la Guinée équatoriale (membres de la zone CFA, et respectivement ancienne colonie portugaise et espagnole), le Burundi (ancienne colonie belge), et enfin la Namibie et la Zambie, deux anciennes colonies britanniques. Le processus de fabrication est assuré par la Banque de France pour 17 de ces pays, tandis que quatre autres ont recours à l’entreprise privée Oberthur Fiduciaire, un des trois leaders mondiaux de la fabrication des billets de banque, avec le britannique De La Rue et l’Allemand Giesecke & Devrient. Mais là encore, le nombre réel de pays faisant appel, au moins ponctuellement, aux services de cette entreprise française est probablement plus élevé.
Neuf pays africains fabriquent eux-mêmes leur monnaie nationale
En dehors de ces 43 pays externalisant la fabrication de leur monnaie nationale auprès d’une entité étrangère, neuf pays africains assument donc eux-mêmes ce processus, à savoir le Maroc, l’Algérie, l’Égypte, le Soudan, le Ghana, le Nigeria, la République démocratique du Congo (RDC), le Kenya et l’Afrique du Sud. Toutefois, et sans que cela n’ait de lien avec le caractère local de la fabrication de la monnaie, il convient de rappeler, pour contrer une certaine propagande, que cinq de ces neufs pays souffrent d’une forte dollarisation de leur économie (le Soudan, le Ghana, le Nigeria, la RDC et le Kenya), c’est-à-dire d’une importante utilisation du dollar dans les transactions économiques internes, par refus de la monnaie locale, considérée comme risquée. Le cas du Nigeria illustre bien la principale raison de cette situation, avec une monnaie ayant perdu près de 60 % de sa valeur par rapport au dollar depuis 2014, et plus de 99 % de sa valeur depuis sa création en 1973 (lorsque la livre sterling valait 2 nairas, contre 527 au 1er avril 2021).
Cependant, l’existence d’un certain nombre de pays africains fabriquant eux-mêmes leur monnaie nationale, et malgré les graves difficultés financières rencontrées par certains d’entre eux (comme le Soudan, dont la Livre vient d’être dévaluée de 85 %, en février dernier, et qui est désormais un des cinq pays les plus pauvres d’Afrique et le pays le plus endetté du continent), prouve bien que d’autres pays pourraient également assumer cette tâche. Et ceci est encore plus vrai pour ceux ayant l’avantage de faire partie d’un ensemble régional disposant d’une monnaie unique et d’une population suffisamment importante, à savoir les pays appartenant à l’UEMOA et à la CEMAC, les deux ensembles les plus intégrés, et de loin, du continent (et qui démontrent, au passage, que le panafricanisme est avant tout une réalité francophone).
Explication : Dans le cadre d’un article publié en décembre 2020 (https://www.bbc.com/afrique/region-55413027), la BBC donnait la parole à Kemi Seba qui affirmait qu’il n’était pas normal que les pays de la zone CFA continuent à faire fabriquer leur monnaie sur le territoire même de leur ancienne puissance coloniale. Si ce point de vue est respectable, il est toutefois regrettable que la BBC n’ait fait nulle mention, ni en direct lors de l’interview ni dans le texte de l’article, du fait que le Royaume-Uni produit lui aussi la monnaie de nombreux pays africains.
Autre élément regrettable : dans ce même article, un invité sénégalais affirme (entre autres choses inexactes) que son pays, qui serait mal géré à cause du franc CFA, est le deuxième pays le plus endetté de la Cedeao, après le Cap-Vert. Or, non seulement la vérité est différente, mais en plus, il faut savoir que le Sénégal ne fait même pas partie depuis longtemps des quatre pays les plus endettés de la Cedeao… et qu’il n’y a même désormais aucun pays francophone parmi les cinq pays les plus endettés de cet ensemble (données semestrielles du FMI sur la dette publique).
Il est ainsi déplorable de constater que la BBC, qui se veut une des références mondiales en matière d’information, se mette elle aussi à diffuser périodiquement des informations erronées ou incomplètes. En cette période post-Brexit, marquée par un intérêt accru du Royaume-Uni pour l’Afrique, espérons que la BBC ne suive pas les traces des médias financés par la Turquie, qui excellent en la matière…
*Président du CERMF (Centre d’étude et de réflexion sur le Monde francophone)