Par Albert Salon, ancien ambassadeur, secrétaire général du Haut Conseil, fondateur en 1992 et maintenant président d’honneur d’Avenir de la Langue française (ALF).
La construction européenne hésite toujours entre deux conceptions opposées : la continentale qui a une longue tradition, très liée au droit romain-germanique, et l’atlantique récente, plus liée à la « Common law » britannique. La question linguistique reste le fléau de la balance. Le Traité de Rome de 1957 fut suivi en 1958 du règlement européen n° 1 qui régla le statut des langues officielles et de travail. Il fut Adapté depuis lors aux élargissements successifs de l’UE.
La gestation et les débuts de l’UE ont été marqués par une sorte d’équilibre entre la conception des États-Unis post-guerre et Plan Marshall et une conception continentale européenne, française pour l’essentiel. Jean Monnet, Maurice Schumann et Walter Hallstein, largement guidés et financés par Washington et la CIA (cf. le livre de Philippe de Villiers), ont défendu la première conception. Le résultat fut un compromis assez satisfaisant pour que le Général élu en juin 1958 pût l’entériner et le poursuivre : une Europe des nations, mais dont chacune restait –France incluse – liée aux États-Unis. Mais la langue française dominait de fait à Bruxelles.
Lorsque le Président français et le Chancelier Adenauer signèrent le traité franco-allemand du 22 janvier 1963, sa portée, potentiellement considérable, fut tôt réduite par la dépendance stratégique de l’Allemagne à l’égard des États-Unis, qui se traduisit par un blocage du Parlement de Bonn. Entre autres conséquences, le français ne put jamais être choisi en première langue comme l’anglais dans les écoles des Länder. L’Allemagne devint presque bilingue allemand-anglais, avec un fort effet d’entraînement sur ses voisins au nord et à l’est.
L’admission de la Grande Bretagne en 1973, puis d’autres entrants, se traduisit par une inexorable montée en puissance de l’anglais dans les institutions. Jusqu’à réduire considérablement, ces dernières décennies, l’utilisation des autres langues de travail (allemand et français), et jusqu’à oser imposer aux administrations des pays membres de travailler sur des documents de Bruxelles non traduits, puis d’y répondre uniquement en anglais. Tout cela à la faveur d’un mélange d’incurie, lâcheté, complicité, des gouvernements français. Le fléau a donc penché du côté d’une langue unique de fait : l’anglo-américain.
Le Brexit devait logiquement conduire, sinon à rayer l’anglais de la liste des officielles, (du fait de l’Irlande qui l’avait déclaré à côté du gaëlique), du moins à mettre fin à son hégémonie. Ainsi le comprit le Président de la Commission, Jean-Claude Junker, qui marqua son hostilité au Brexit en s’exprimant davantage en français et en allemand. Cela ne dura pas ; il partit…
Car l’empire réagit vite et fort. Il n’était pour ses suppôts, y compris français, pas question de perdre cet instrument privilégié de son hégémonie. Un fort mouvement gagna la plupart des dirigeants européens, et mut d’excessifs fédéralistes en faveur du maintien de l’anglais, non pas de droit à la mode continentale, mais de fait à la mode « Common law ». Il fallait contourner le règlement n°1, pour éviter débats et vote à l’unanimité en Conseil européen. Un consensus s’installa pour utiliser l’anglo-américain comme « langue commune », unique langue de travail de fait. En invoquant l’habitude bien prise, la commodité, les économies de traducteurs et interprètes, et surtout l’argument nouveau, cyniquement abusif, selon lequel l’anglais post-Brexit serait devenu, à Bruxelles, une sorte de langue neutre, un volapük commode et inoffensif, comme s’il n’était pas la langue dominante et hégémonique, surtout sur le continent européen.
Telle est donc la pratique à Bruxelles, en faits accomplis que l’on baptise jurisprudence. Ainsi, la présidente de la Commission, Mme Ursula von der Leyen, pourtant à la fois allemande et bonne francophone, n’y parle plus guère qu’anglais. L’Europe devient atlantique de langue, en application de la « Common law for the common language ».
Nos associations durent agir par deux voies : politique et juridictionnelle.
Voie politique :
Créé le 18 juin 2020 par Avenir de la Langue française (ALF) et 23 autres associations, le Haut Conseil international de la langue française et de la Francophonie (HCILFF)envoya à l’Élysée les lettres ouvertes du 14 septembre 2020, puis du 1er février 2021. Peut-être à leur suite, les Secrétaires d’État C. Beaune et J- Lemoyne annoncèrent que M. Macron prendrait des mesures importantes lors de la présidence française du Conseil européen (chefs d’État de l’UE) au 1er semestre 2022, associées à l’inauguration de la Cité internationale de la Francophonie à Villers-Cotterêts, projet d’ALF lancé sur place le 9/10/2001, enfin repris par l’Élysée dès 2017.
En attendant, les media ont enfin mieux réagi : articles dans Le Monde (Mme Mushikiwabo de l’OIF), L’Express, Libération (Quatremer), Marianne (P-Y. Bournazel, député), jusqu’à 3 entretiens télévisés d’A. Salon et surtout 2 d’É. Zemmour. Des articles dans Causeur le 23 mars 2021, sous « Langue française : la France n’est pas une région de l’Union européenne ! ».
Deuxième action politique : Proposition aux parlementaires français de créer enfin un intergroupe Sénat-Assemblée sur la Francophonie. Premiers saisis : le sénateur A. Vallini, ancien ministre de la Francophonie, et le député J. Krabal (Aisne) membre du Haut Conseil.
Troisième grande action politique : en liaison avec M. J. Krabal et son Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF) et le président du collectif Langue française de Suisse romande,nous avons saisi en février-mars 2021, dans les langues des pays les plus grands, des députés de tous partis et pays membres du Parlement européen afin d’y obtenir le vote d’une résolution contre l’imposition de la « langue commune » Dans le même but, M. Sassoli, Président du Parlement européen, et le Médiateur européen, ont été saisis par nos soins.
Voie juridictionnelle : Le HCILFF – simple réseau sans personnalité juridique – a soutenu l’association habilitée ALF. Celle-cia saisi le 18 mai en recours gracieux la Commission et le Parquet européen. Elle a ensuite, par son avocat, déposé le 3 août en Tribunal européen (pour la CJUE) un recours en annulation de la décision (du 9 juin) de rejet du recours gracieux par Mme Ursula von der Leyen, Mme Laura Kövesi étant aussi mentionnée dans le texte du recours.
Nos associations ont bien avancé sur les deux voies. Mais nous attendons deux évènements fatidiques pour l’avenir de la France et de l’Europe : la concrétisation des intentions présidentielles françaises ; le jugement du Tribunal européen ! Toutes institutions, associations, personnalités, en mesure de peser sur ces décisions sont chaleureusement invitées à agir par toutes voies et tous moyens à leur disposition.