1930 – La dernière époque coloniale
Par PHILIPPE LALLEMENT
On se rappelle la prémonitoire inquiétude qu’exprima Maurras lors de la construction de la Mosquée de Paris en 1926 : « Cette mosquée en plein Paris ne me dit rien de bon. Il n’y a peut-être pas de réveil de l’Islam, auquel cas tout ce que je dis ne tient pas et tout ce que l’on fait se trouve aussi être la plus vaine des choses. Mais s’il y a un réveil de l’Islam, et je ne crois pas que l’on en puisse douter, un trophée de cette foi coranique sur cette colline Sainte-Geneviève où enseignèrent tous les plus grands docteurs de la chrétienté anti-islamique représente plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir. »[1] Contre Lyautey, qu’il admirait par ailleurs, il estimait que le juste et nécessaire hommage à rendre aux musulmans morts pour la France devait l’être sur leurs terres, en Afrique, et pas à Paris. Dès les lendemains de la Grande Guerre, l’Action française connut en Algérie un fort développement[2] . C’est alors que les maurrassiens commencèrent à s’inquiéter de l’Islam. Maurras fera par la suite deux voyages en Algérie, en 1935 et 1938. Appréhendant « certains gros problèmes compliqués » (connaissant la suite, on ne saurait lui donner tort…), il s’interrogeait : « Est-il sage de vouloir substituer notre civilisation à des états sociaux aussi avancés ou, si l’on veut, aussi déterminés que ceux de l’Extrême-Orient ou de l’Afrique du Nord ? »[3] Ou encore : « Tiendrais-je pour l’Islam ou pour la Latinité ?[4] » Enfin cette phrase prophétique : « Autonomiste et fédéraliste en métropole, ne pouvant me déclarer pour la centralisation au dehors, combien de fois ai-je entendu ou pensé que la rupture ou le déchirement entre les deux rives se ferait tout seul. »[5]
De l’Algérie, Maurras jugea d’ailleurs que « la solution à ses problèmes se trouvera sur place. » L’enjeu portait sur l’intégration des indigènes à la vie politique, à l’amélioration du « vivre ensemble » de cinq millions de colonisés musulmans avec moins d’un million de colons. Fin 1927, les maurrassiens d’Algérie lançaient L’Action algérienne, sous la direction de Maurice Roure, avec la participation de Léon Daudet, Jacques Bainville et de musulmans comme Hadj-Ali, pour qui la solution à la citoyenneté passait par le corporatisme. Un groupe d’étude[6] orienté sur les spécificités régionales fut constitué, et Marcel Humbert rédigeait des articles corporatifs de haute tenue. Une partie des élites intellectuelles musulmanes s’intéressait[7] beaucoup aux réflexions et aux propositions de l’Action française : « différents mais ensemble, sous une autorité et un idéal national communs ». L’Action algérienne présentait ainsi son programme communautaire de forme corporative :
« A la base, autonomie des corporations indigènes locales et régionales constituant des cadres naturels, autonomie totale en matière de réglementation sociale et économique, harmonisée au sommet par la confrontation des intérêts généraux en présence.
« Sur le plan municipal : collaboration franco-indigène s’exprimant par la voie d’un suffrage universel réorganisé et rendu possible parce qu’il s’agit d’intérêts matériels et moraux de la Cité parfaitement connus de tous ceux qui y vivent, suffrage dont le caractère politique pourrait être atténué, soit au moyen du vote plural, soit par addition des corps, groupements et associations. « Sur le plan politique, une large représentation issue à la fois des corporations des communes, des notables et chefs indigènes dont notre régime a trop négligé l’influence.
« Une telle assemblée siégeant aux côtés du chef politique suprême délégué par la France aurait la possibilité de résoudre les problèmes de ce pays islamisé dont l’administration de ce fait échappe par essence à notre parlement métropolitain. »[8]
En 1934 et 1937, l’Action française s’appuya sur les spécialistes de l’Afrique et du corporatisme, Paul de Héricourt et Jean Paillard pour mener deux enquêtes auprès de l’élite musulmane. Le rejet de l’assimilation jacobine fut sans appel : « Nous ne voulons pas de l’assimilation qu’on nous offre… Comme les Alsaciens en 1924, nous nous révoltons contre l’intrusion dans notre religion et la destruction de notre personnalité » (un musulman de l’Université d’Alger) ; « Un vrai musulman ne peut pas accepter l’assimilation politique et sociale » (un disciple de Messali Hadj). L’assimilation paraissait aller de soi aux républicains.
En 1936, Maurice Violette, ministre d’État du Front populaire, présente son projet d’assimilation qui aboutit à la création d’une commission parlementaire présidée par Raoul Aubaud qui réclame des « mesures d’exceptions sévères… indispensables pour enrayer l’action des agitateurs de tous ordres… ». En 1937, Jean Paillard fixe la position maurrassienne dans un article-programme[9] opposant annexion et colonisation. L’annexion avait pour résultat une intégration totale et définitive. La colonisation n’exigeait pas des colonisés une renonciation complète et définitive à l’épanouissement de leur propre culture. La République voulait annexer l’Algérie en entretenant l’illusion d’une assimilation totale. Pour l’Action française, cette assimilation était fondamentalement impossible parce que la France était une nation chrétienne alors que l’Algérie[10] depuis son arabisation, avait une population musulmane.
« Eh quoi ! s’écrieront les impulsifs, au siècle de la liberté de pensée, dans un pays comme le nôtre, où se coudoient catholiques, protestants, Juifs et incroyants, il serait impossible d’accorder droit de cité aux musulmans ? » Ceux-là oublient que cette possibilité ne dépend pas de nous, mais du Coran, dont la loi est inconciliable avec la nôtre : le Droit français et le Droit coranique reposent sur des principes si foncièrement différents qu’ils conduisent à des situations de fait aussi diamétralement opposées, par exemple, que la polygamie et la monogamie.
« De toute évidence, il ne peut être question que nous changions nos codes et nos morales pour leur donner un visage africain aujourd’hui, asiatique ou américain demain.
« Nous ne pouvons pas davantage demander aux Algériens de renier leur foi.
« … Au point présent de l’évolution de l’Algérie, l’assimilation politique équivaudrait donc à une véritable annexion, au terme de laquelle la guerre sainte perpétuelle serait inéluctable. »
En 1937, vis-à-vis de l’Islam, le maurrassisme opposait au modèle assimilateur jacobin une approche complètement différente, de nature corporative, qui préservait la personnalité indigène : « Reste la solution monarchique, corporative et décentralisatrice, qui avec toute la plasticité voulue, permettrait de donner aux masses et aux élites autochtones les justes libertés que leur évolution justifie, sans troubler en rien les rapports entre colonisateurs et colonisés de confessions différentes, et sans handicaper le pouvoir politique supérieur. » Et Paillard reprenait toutes les solutions corporatistes exprimées par les maurrassiens de L’Action algérienne, en précisant qu’au point de vue social, économique, politique, ce serait le régime de la compétence. Toute la question était de savoir si, pour la France et l’Algérie, le modèle maurrassien n’arriverait pas trop tard.
Philippe Lallement,
à suivre la semaine prochaine dans :
1960 – La décolonisation
Pour voir les articles précédents :
1/11 – La laïcité comme nœud gordien
2/11 – Quatre générations actives, porteuse de solutions originales
[1] 3. Ch. Maurras, « La mosquée », in « la Politique », L’Action française, 13 juillet 1926.
[2] Voir l’indispensable ouvrage de Pierre Gourinard, Les royalistes en Algérie de 1830 à 1962. De la colonisation au drame, Atelier Fol’fer, 2012.
[3] Ch. Maurras, « Assimilés ? Associés ? », in « La Politique », L’Action française, 23 décembre 1922.
[4] Ch. Maurras, Pages africaines, préface «excuse à l’Algérie», p.7
[5] Ch. Maurras, L’Action française, 23 décembre 1935.
[6] Avec Paul Laffitte, Roger Goutallier et le baron de La Chapelle.
[7] L’un des plus brillants intellectuels musulmans, le Kabyle Amar Naroun, qui fut député de Constantine, a constaté que « Maurras comptait de nombreux lecteurs parmi les étudiants algériens de Paris, de province et d’Alger.» Voir : Maréchal Juin et Amar Naroun, Histoire parallèle : la France en Algérie, 1830-1962, Perrin, 1963.
[8] Thérèse Charles-Vallin, « Nationalisme maurrassien et nationalisme algérien », Etudes maurrassiennes, n°3, Centre Charles Maurras, 1974, Aix-en-Provence.
[9] Jean Paillard, « L’Algérie à la croisée des chemins », L’Action française, 25.1.1937.
[10] Avant l’intervention de la France en 1830, rappelons-le, la nation algérienne n’a jamais existé. Entre le royaume alaouite du Maroc et la Tunisie beylicale, c’était une zone tribale non définie sur laquelle le dey d’Alger n’exerçait aucune autorité d’ensemble