Par Arnaud Florac *
Le superbe livre Trois jours, trois nuits a eu son petit succès dans les journaux. Il est en train d’en connaître un autre auprès des lecteurs. Pour ceux qui auraient raté le début, plusieurs écrivains, catholiques ou non, sont venus passer trois jours (et trois nuits, donc) dans les murs de la magnifique abbaye de Lagrasse (Aude), dont les deux tiers appartiennent aux chanoines réguliers de la Mère de Dieu, qui vivent selon la règle de saint Augustin. Ils ont raconté leur expérience, littéraire mais aussi, bien souvent, spirituelle. Sylvain Tesson, Frédéric Beigbeder, Boualem Sansal et plusieurs autres se sont prêtés au jeu (qui n’en est pas un) de la vie dans une communauté religieuse. Silence et lecture au réfectoire, offices réguliers, vie contemplative dans une austère cellule… Rien de dangereux, rien de méchant, certes – mais tout cela est désespérément catholique.
Les chanoines ont acheté Lagrasse en 2004 et ont quitté leur petit monastère de Gap pour aller vivre dans les Corbières, dans ce monument de grès flammé, remanié au XVIIIe siècle mais dont les premières traces remontent à Charlemagne. Il y a dix-huit ans, Lagrasse était la maison de vacances d’un original allemand, après avoir été une communauté crypto-orthodoxe. Les chanoines ont redonné à l’abbaye, patiemment et simplement, sa splendeur et sa destination. Quiconque les connaît un peu mesure leur excellence intellectuelle, leur joie rayonnante, leur émouvante douceur, la relation proprement bouleversante qu’ils entretiennent avec la Sainte Vierge. Ils sont également fidèles au rite de saint Pie V, dit « tridentin » (du concile de Trente), qui n’avait pas prévu la guitare sèche, les petites filles thuriféraires et le coup d’État permanent des dadames de sacristie. Bref, ils sont ce qu’on appelle – horresco referens – des tradis.
Il n’en fallait pas plus pour que Le Monde et Libération volent au secours de la laïcité. Dans Le Monde, on apprend ainsi que les chanoines sont « de droite », selon Patrick Boucheron, professeur au Collège de France et habitué du « Marque-Page » – un festival culturel -, et que le livre qui les concerne ne peut donc pas être un livre de spiritualité. Pis, le maire, un certain René Ortega, est « de plus en plus agacé par l’attitude des chanoines ». Auraient-ils incendié un Abribus™ ? Agressé des passants aux cris de « Christus vincit » ? Vous n’y êtes pas : ils ont déroulé une banderole « Dieu vous sauvera » pendant l’épidémie de Covid (on ne sait pas de quelle vague il s’agit, mais on a compris l’esprit) … et les gendarmes (oui, les gendarmes) sont venus dans l’abbaye pour verbaliser les méchants paroissiens qui ne portaient pas de masque. Cerise sur le gâteau, ou plutôt « erasus super libum », puisque les chanoines « fachos » utilisent le latin : le village est « colonisé » par de bien inquiétantes familles, qui font trembler de peur les courageux organisateurs de festivals littéraires. Des familles « de la grande bourgeoisie » ainsi que des « noms à particule » qui apparaissent sur les listes d’émargement lors des scrutins. Il faut se rendre à l’évidence : les catholiques tradis achètent près des chanoines.
Libération, en pointe dans la lutte contre la bête immonde, dont le ventre, comme celui des mères de famille à serre-tête en velours, est toujours fécond, a poussé son enquête plus loin. Ces familles qui envahissent Lagrasse, ce sont plus précisément « des saint-cyriens, du genre sept enfants et patronyme à rallonge ». Merde, alors ! Ça, c’est pourtant des profils à remporter le concours de « La France a un incroyable talent ». Les Français semblent bien apprécier, en ce moment, cette France qui ne passe pas, dont on découvre qu’elle est imperméable aux moqueries stupides et qu’elle fait front en souriant, malgré l’ironie de Sarkozy, les lacrymogènes de Valls, le mépris de Macron et le racolage de Pécresse. Ce n’est pas le cas des Lagrassiens d’après-68, qui ont sans doute tous leurs quartiers de noblesse selon le gotha de Libé (gauche prolétarienne, éditions libertaires que personne ne lit…) mais n’ont pas de patronyme à rallonge. Le secrétaire de mairie, par exemple, rêve d’un droit de préemption. En un mot, que la mairie puisse empêcher les tradis d’acheter des maisons dans le village de Lagrasse. C’est ça, une dictature, Dolorès, comme dirait OSS 117. Il n’y manque que les chaussures à fermeture Éclair™.
Pour comble de malheur, ce sont les gauchistes qui « passent pour les méchants, face aux gentils moines guillerets ». Ils n’ont pas l’habitude : cinquante ans d’immunité, ça vous installe dans le confort. Les chanoines, eux, ont deux mille ans de persécution dans les pattes : la haine écumante des anticléricaux, ils connaissent. Ce ne sont pas des « journalistes retraités en polaire kaki », comme Jean-Michel Mariou, grand témoin maoïste de Libé, qui vont leur faire peur.
On comprendra peut-être mieux cette déferlante de bêtise et de méchanceté, si frénétique qu’elle en devient ridicule (le droit de préemption est ma mesure préférée), quand on saura que l’Aude compte un grand nombre de francs-maçons, que Lagrasse n’est pas épargnée, que le dernier tiers de l’abbaye appartient à la municipalité… et que le simple spectacle du Bien éblouit les insectes, qui se tordent ridiculement sous la lumière. Dans ce village (l’un des plus beaux de France), qui rejoue Don Camillo contre Peppone, un drame intime, que la France connaît de loin, s’est également joué : le lieutenant-colonel Beltrame, qui a offert sa vie en 2018, pour sauver un innocent d’un islamiste à Trèbes, non loin de Lagrasse, était justement franc-maçon, mais en voie de se convertir au catholicisme. Ce long chemin était accompagné par le père Jean-Baptiste, auteur de Tactiques du diable et délivrance, un ouvrage dont on se dit qu’il doit être bien pratique pour comprendre qui a réellement la majorité au conseil municipal.
Les Chartreux disent : Stat crux dum volvitur orbis (« La croix demeure pendant que le monde tourne »). Les chanoines pourraient dire la même chose de ces petites polémiques de vieux gauchos à qui le monde échappe, des crispations qui ressemblent à ces énervements séniles à propos de rien, signes avant-coureurs de la mort.
Bravo à eux !
*Article paru dans Boulevard Voltaire