LA FRANCE ET LE CONFLIT UKRAINIEN (II)
UNE FRANCE ATLANTISTE
Savoir raison garder : plus que jamais il semble nécessaire d’appliquer la devise des rois de France en ces temps incertains, d’autant plus propices à tous les emballements et à toutes les haines, que c’est au nom du Droit qu’il faudrait faire de ce conflit une guerre des valeurs, ce que, il est vrai, les « Occidentaux », ces éternels Troglodytes donneurs de leçons, savent faire de mieux pour criminaliser l’adversaire, le diaboliser. Le camp du Bien contre le camp du Mal. C’est pourquoi on nous somme de choisir, et de choisir non plus entre le camp des Yes et celui des Ja, désormais réunis, mais entre celui des Yes et des Ja et celui des Da. Et ne pas le faire, refuser d’en rajouter à l’hystérie ambiante — pire, d’y participer simplement ! — ce serait déjà se désigner comme le collabo du mauvais camp, un suppôt de Satan. Et afin que ce ne soit plus que le bon son de cloche qui parvienne à nos oreilles, on a fermé les médias russes RT France et Radio Sputnik, une mesure que le SNJ, qui n’est pas particulièrement poutinophile, dénonce comme une « censure » et un dangereux « précédent ». Comment le justifier, en effet, alors que, Macron l’a rappelé aux Français dans son allocution de mercredi, la France n’est pas en guerre contre la Russie ? Mais dans l’Europe de Macron, c’est Mme Von der Leyen, autant dire Berlin, qui a déjà pris cette mesure il y a plusieurs semaines, avant le déclenchement du conflit, qui décide ce que les Français ont le droit d’entendre et de voir. On peut ensuite gloser sur la liberté d’expression dans les démocraties il libérales….
LE SEUL INTÉRÊT NATIONAL
Considérant que la poutinolâtrie et la poutinophobie rendent également stupide, nous sommes et resterons toujours du seul camp de la raison et de celui de la France, du camp de ceux qui savent dire « oui », ou « non » quand il le faut, en fonction du seul intérêt national. N’est-ce pas ce seul intérêt national qui motive les Etats directement ou indirectement parties prenantes du conflit — nous pensons évidemment non seulement à la Russie et à l’Ukraine, mais également aux Etats-Unis, et à ceux des pays d’Europe orientale ou septentrionale qui se disent menacés par l’expansionnisme russe ? N’est-ce pas l’intérêt national qui motive l’Allemagne, qui a décidé d’augmenter considérablement son budget militaire ? Ou la Serbie, qui ne voit pas très bien pourquoi elle soutiendrait aveuglément l’OTAN ? Ou encore la Turquie qui, comme toujours, a un pied dans l’Alliance et un pied hors de l’Alliance ?
La France a voulu rompre avec le temps long, en s’engageant toujours plus étroitement dans l’Union européenne et l’Alliance atlantique, ses élites fatiguées d’être françaises prenant au sérieux les élucubrations venues d’outre-Atlantique sur la fin de l’histoire (désormais remplacée par l’hégémonie de l’American way of life), si bien qu’en effet, nous appartenons officiellement à un camp, au camp prétendument « occidental », ce camp dont le général de Gaulle nous avait émancipés. Or c’est dans ce camp que Mitterrand, Chirac puis Sarkozy, nous ont de nouveau enfermés, nous faisant perdre toute possibilité d’une diplomatie véritablement indépendante, visant l’équilibre en Europe. Faut-il rappeler la gestion catastrophique des conflits balkaniques de la fin du XXe siècle et notre trahison de notre allié serbe dans le cadre de l’OTAN ? Faut-il rappeler l’adoption des traités européens de Maastricht (1992) et constitutionnel, ce dernier en 2008 par une forfaiture du Parlement, après le non bien français de 2005, traités qui limitent considérablement notre souveraineté ? Faut-il rappeler notre retour dans le commandement intégré de l’OTAN en 2009, dont nous étions sortis en 1966 précisément non pas pour nous désolidariser (nous serions alors sorti tout bonnement de l’OTAN) mais pour nous émanciper de la tutelle d’un prétendu camp occidental ? Hubert Védrine avait alors écrit : « Il semble bien que la décision soit fondée sur des considérations idéologiques, atlantistes ou occidentalistes, comme on voudra : mettre fin à une « anomalie » au sein de la famille occidentale. On peut souhaiter autre chose pour la France. » (Le Monde du 5 mars 2009 : « Pourquoi il faut s’opposer à une France atlantiste ») Oui, on pouvait souhaiter autre chose pour la France.
UNE DIPLOMATIE FRANÇAISE INTÉGRÉE
Et on le peut toujours. Car, même s’il révisa son jugement dans un rapport commandé par Hollande en 2012 (que ne ferait-on pas pour être de nouveau sur le devant de la scène), il n’en reste pas moins que les propos qu’il tint alors sont d’une criante actualité. Car c’est notre dissolution dans l’Union européenne comme notre engagement intégré au sein de l’OTAN qui rend impuissante toute diplomatie française, …une diplomatie elle aussi « intégrée ». En effet, quelle diplomatie pouvons-nous avoir encore, lorsque nous ne nous concevons plus que comme un pion au service de puissances, l’une réelle (les Etats-Unis), l’autre imaginaire (une Europe qui ne se vit que dans la soumission à la première), qui nous dictent notre action ? Lorsque, voulant sortir de l’histoire, nous avons considérablement réduit nos budgets militaires et donc nos capacités humaines et matérielles d’intervention ? Lorsque nous pensons, à la suite, ou plutôt à la solde des Américains, que la Russie, eurasiatique, n’est pas, en tant que telle, une puissance européenne ou ne l’est que comme ennemie générique de l’Europe libre et du monde libre ? Lorsque c’est encore et toujours au nom du Droit et de nos prétendues valeurs que nous intégrons la vision américaine d’une Russie corps étranger et nuisible à l’Europe, qu’il faudrait sinon éradiquer, du moins exclure du continent ? Car Macron a eu beau, au détour d’une phrase, mercredi soir, parler du peuple russe comme d’un grand peuple européen, chez lui, l’adjectif « européen » est polysémique, et la diabolisation de Poutine, il est vrai évidente pour une mentalité occidentale inclusive, ne sert en fait qu’à diaboliser davantage la Russie elle-même. Rappelons-nous que la politique des Etats-Unis, avalisée alors par l’ « Europe », n’avait pas été différente envers Elstine, lorsque les Américains crurent avoir définitivement endigué la puissance russe. Son retour, aujourd’hui, n’en est que plus brutal. La guerre sur « notre » sol dont a parlé Macron dès le matin du 24 février n’avait pas d’autre signification : nous faire intégrer que la Russie non seulement est l’agresseur, ce qu’elle est factuellement parlant, mais un agresseur extérieur à la vraie Europe — l’UE et ses alliés —, qu’il convient d’exclure d’emblée d’un continent désormais assimilé à de fumeuses « valeurs », d’exclure définitivement du cercle de la raison occidentale. Ou quand l’histoire et la géographie se résolvent en idéologie, une idéologie de plus à géométrie variable. Car Macron s’est trompé dans son allocution de mercredi en disant que la guerre, en Europe, n’appartenait plus à nos livres d’école depuis la nuit du 23 au 24 février : elle avait éclaté de nouveau sur « notre » sol, lorsque, lâchement, nous avons laissé bombarder les populations russophones du Donbass, et précédemment, dès les années 1990 dans les Balkans et, surtout, en 1999 lorsque, cette fois agresseur, l’OTAN bombarda la population serbe, lâchée, à l’époque, par une Russie que les Etats-Unis, nous venons de le rappeler, avaient cru avoir réduite à néant, ou presque.
LE RÉALISME AU SERVICE DE LA PAIX
Proclamer que les frontières de l’Europe sont celles de la démocratie (une démocratie compatible évidemment avec l’American way of life), comme le prétendent les dirigeants européens, éloigne de ce réalisme qui conditionne l’existence d’une paix durable. C’est à la fois son réalisme et sa volonté d’indépendance qu’il faut retenir de la diplomatie gaullienne qui, elle, existait contrairement à la diplomatie macronienne. Lorsqu’ on entend d’aucuns se scandaliser que l’Ukraine, en raison de son voisin russe, ne pourrait pas choisir, comme tout Etat souverain, ses alliances et entrer dans l’OTAN, « alliance nucléaire » comme l’a rappelée Le Drian, justifiant du coup, bien malgré lui, le refus réitéré de Poutine de l’entrée de l’Ukraine dans l’alliance, on se demande si l’angélisme ne dissimule pas le plus profond cynisme. Car on ne sache pas que d’aucuns se soient scandalisés que Cuba, Etat pourtant souverain, n’ait pas pu librement accueillir en 1962 des missiles nucléaires soviétiques. Et de Gaulle a alors eu raison de soutenir Kennedy contre la provocation de Khrouchtchev. Ce qui valait pour les Etats-Unis hier vaut aujourd’hui pour la Russie. C’est peut-être injuste au nom de nos sacro-saintes valeurs libérales ou démocratiques, mais le terme même l’indique, un Etat a aussi la géopolitique de sa géographie : sa politique extérieure, pour le coup, est inclusive de réalités incontournables. Du reste, selon une certaine étymologie, le mot Ukraine serait dérivé de la racine proto-slave « kraj- », qui signifie « bord, frontière », et aurait eu à l’origine le sens de « région frontalière ». L’Ukraine aurait donc toujours été conçue comme une « marche ». Quoi qu’il en soit de la vérité de cette étymologie, outre les légitimes revendications des Ukrainiens russophones d’une autonomie que le nationalisme jacobin de Kiev ne leur a pas accordée en dépit des accords de Minsk — des accords parrainés par la France et l’Allemagne mais que notre diplomatie intégrée ne nous permit précisément pas de faire respecter —, les prétentions de la Russie ne sont pas démesurées si elles se cantonnent à la neutralité politique de son voisin — cette neutralité, qui leur avait été imposée à la sortie du deuxième conflit mondial, n’interdit ni à la Finlande ni à l’Autriche de se développer comme des sociétés libres. Comme l’écrit à juste titre Jacques Sapir à propos des négociations entamées en Biélorussie entre Kiev et Moscou : leur objectif « devrait être la définition d’une Ukraine libre et neutre, mais aussi la prise en compte des préoccupations légitimes de sécurité de la Russie, du pur point de vue des intérêts géostratégiques […]. En échange d’une garantie collective de ses frontières, l’Ukraine s’engagerait évidemment à supprimer de sa Constitution les articles mentionnant l’Otan et l’UE et à n’adhérer ni à l’un ni à l’autre, ni d’ailleurs à quelque autre organisation régionale, sauf au niveau commercial. […] La Russie a elle aussi le droit d’obtenir des garanties de sécurité, bien qu’elle soit responsable d’avoir ouvert le feu. C’est un point important, un point souvent négligé par les pays de l’Otan. » (site de Marianne, 28 février 2022).
LA RUSSIE, UNE PUISSANCE PLEINEMENT EUROPÉENNE
Car, qu’on le veuille ou non, la Russie est une puissance pleinement européenne, et il faudra toujours faire avec. Et la politique de De Gaulle, d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural, que les Etats-Unis sapèrent méthodiquement, n’avait pas d’autre objectif : une prise en considération de ce fait incontournable, qui contredisait leur volonté hégémonique d’une main-mise sur l’Europe par la division, puis par l’exclusion de la Russie. Or de Gaulle comprit que non seulement les Etats-Unis, mais aussi les peuples européens ne voudraient jamais d’une Europe puissance dès le lendemain de la signature du Traité de l’Elysée en janvier 1963, entre lui et Adenauer, que le Bundestag tint immédiatement à saboter en y ajoutant un préambule d’allégeance aux Etats-Unis qui le vidait de tout contenu : si bien que c’est une coquille vide dont on commémora en grande pompe les 50e et 55e anniversaires, une coquille aussi vide que l’est le fameux couple franco-allemand. Ce qui pose plus largement la question du retour de la France dans le jeu des nations.
(à suivre)
François Marcilhac