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L’éditorial de François Marcilhac

LA FRANCE ET LE CONFLIT UKRAINIEN (IV) : LA LEÇON DE FRANÇOIS Ier

Ne soyons pas dupes de fausses solidarités qui ont le défaut principal d’être évidentes. C’est en les refusant que nos rois construisirent non seulement la France mais la place éminente qui était alors la sienne en Europe.

S’ÉMANCIPER DE LA LOGIQUE IMPÉRIALE

Alors que, depuis soixante-dix-ans, l’imaginaire américain, par le biais initial du plan Marshall jusqu’à l’importation, aujourd’hui, de la cancel culture, pollue l’imaginaire européen et plus spécialement l’imaginaire français, voilà que la vision géopolitique américaine du monde, totalement opposée à la politique capétienne d’équilibre — un équilibre permettant la médiation en cas de besoin — a convaincu nos élites : la Russie ferait peser, en soi, une menace constante sur la liberté et la paix en Europe. On sait combien les Etats-Unis voient dans la puissance continentale eurasiatique de la Russie l’ennemie irrémissible et qu’ils sont même prêts à la jeter dans les bras de la Chine simplement pour prouver qu’ils ont raison ! Or rien n’est moins sûr que Poutine souhaite, même aujourd’hui, un partenariat privilégié avec une Chine surpeuplée qui pourrait bientôt menacer les intérêts vitaux d’un pays beaucoup plus riche en matières premières qu’elle, mais sous-peuplé. Surtout, du point de vue de la France, outre le fait que, la seule fois de toute notre histoire où des troupes d’occupation russes campèrent à Paris, ce fut en 1814, parce que Napoléon était allé les chercher à Moscou, il convient de refuser, dans l’intérêt même de la paix en Europe, ce manichéisme géopolitique qui emprunte les couleurs de la guerre de civilisation pour mieux asseoir l’hégémonie d’un camp, celui dont nos engagements nous rendent actuellement prisonnier.

On sait qu’au soir de Pavie, François Ier, devenu prisonnier de l’empereur Charles Quint, envoya sa bague à Soliman. Comme le commente Bainville dans son Histoire de France : « Pour se défendre contre la puissance germanique », qui, de plus, l’encerclait car l’Empereur était également roi d’Espagne, « la France devra toujours chercher des alliés dans l’Europe centrale et dans l’Europe orientale. Les princes protestants, les Turcs étaient des auxiliaires qui s’offraient. Une politique, celle de l’équilibre, s’ébaucha. »  Qu’on ne se méprenne pas : il n’y a jamais eu de notre part aucun tropisme russe. Maurras, dans Kiel et Tanger, se méfiait de l’alliance franco-russe, qui s’accompagna à l’époque d’une véritable dimension affective qu’on a du mal à croire possible en ces heures d’emballement haineux envers la Russie. Mais justement, il refusait que le sentiment, quel qu’il soit, l’emportât sur la raison. Car cette alliance qui, tout d’abord, nous emmena à Kiel, en 1895, provoqua «  des déceptions immenses » — qu’on songe à Brest-Litovsk en 1917, puis au pacte germano-soviétique de 1939, prévue par Maurras dès 1934. Bainville ajoutait, dans L’Action française du 21 septembre 1918, que « l’alliance franco-russe s’était faite sur un malentendu ou au moins sur une équivoque. […] L’exemple et la destinée de l’alliance franco‑russe prouvent qu’une ligue de gouvernements et de peuples a intérêt à ne pas entretenir les confusions de cette nature qui entraînent les fautes politiques et plus encore les fautes militaires. »  Et de compléter le 10 décembre de la même année, devant l’incertitude de ce que deviendra ce « foyer pestilentiel » qu’est la révolution bolchevique : « ll est fâcheux que l’équilibre de l’Europe soit rompu par l’écroulement de l’Empire des tsars. […] Qu’on cherche une autre politique d’équilibre continentale, voilà tout. L’occasion est bonne pour reconstruire une Europe qui se passerait de la Russie, comme elle s’en est passée si longtemps. » Et il traite de « chimère » toute autre politique. Ainsi le veut l’empirisme organisateur : ce qui doit guider notre action diplomatique, c’est bien la prise en considération réaliste et sans tabou de la situation telle qu’elle se présente, avec tous ses éléments. Nous sommes non plus en 1918, mais en 2022, et, face à une Russie qui refuse, pour la deuxième fois en trente ans, certes, de manière brutale, son endiguement, voire sa sortie pure et simple de l’histoire, la France se trouve partie prenante d’une coalition politique (l’UE) et militaire (l’OTAN) dont les développements, dans le même laps de temps, et sa propre politique d’intégration toujours plus poussée lui interdisent toute diplomatie propre. Telle est donc la véritable leçon de François Ier, pour notre temps, au soir de Pavie : s’émanciper de la logique impériale elle-même, après avoir cru pouvoir, en cherchant, en vain, à se faire élire empereur en 1519 à la mort de Maximilien, accommoder la politique de la France à la notion d’empire.

LES FAUSSES SOLIDARITÉS

Or peu à peu, la France est retournée dans une logique impériale dont de Gaulle avait commencé à la faire sortir en 1966. Et alors que la chute du mur de Berlin aurait dû susciter une diplomatie originale et imaginative de la part de la France, au contraire, le double tropisme atlantiste et européiste de Mitterrand, par-delà la politique d’affichage du projet mort-né de Confédération européenne, puis la politique suiviste de ses successeurs, partageant le même européisme, l’y fit replonger.  Alors que de Gaulle avait cherché à redevenir empereur en son royaume, Mitterrand et ses successeurs ont, de nouveau, progressivement, livré le royaume à l’Empire.

Bainville ajoutait, toujours à propos de François Ier : « Cette alliance avec l’Infidèle, c’était cependant la fin de l’idée de chrétienté. Dans la mesure où elle avait existé, où elle avait pu survivre à tant de guerres entre les nations d’Europe, la conception de la République chrétienne était abolie. Elle l’était par le germanisme lui-même qui posait à la France une question de vie ou de mort, lui ordonnait de se défendre. […] Peut-être la chrétienté, lointain souvenir de l’unité romaine, était-elle déjà une illusion. Elle ne fut plus qu’un chimère » après le sac de Rome par les « troupes bigarrées » de Charles Quint en 1527. Comparaison n’est pas raison : et, nous l’avons dit, il ne s’agit pas ici d’appeler à un quelconque renversement d’alliance, d’autant que Poutine n’est pas Soliman. Et que nous sommes, par-delà de possibles constantes — le jeu de la Turquie —, en 2022 et non en 1527.

Mais, si les deux mots décisifs employés par Bainville sont bien ceux que nous avons déjà évoqués, « équilibre » et « chimère », alors, non pas la comparaison, mais l’analogie demeure : la nécessité est la même aujourd’hui, pour la France, de refuser de faire d’une fausse solidarité idéologique le fondement de sa politique (la « démocratie libérale », « nos valeurs occidentales », « les droits de l’homme », comme jadis « la chrétienté » à laquelle François Ier aurait dérogé). Car hier la chrétienté, aujourd’hui la démocratie ne sont que des prétextes moraux pour dissimuler des volontés de puissances hégémoniques, hier celle du Saint Empire romain, aujourd’hui celle du « camp occidental » dominé par les États-Unis, un camp qui devrait intégrer, à ses propres dépens, la vision américaine du monde, directement hostile à cette Europe de l’Atlantique à l’Oural. Or celle-ci reste, aujourd’hui plus que jamais, d’actualité, car elle n’a jamais signifié, pour de Gaulle, de se détourner d’un empire pour en rejoindre un autre, mais, dans cette émancipation capétienne de la logique impériale, de promouvoir une politique d’équilibre comme condition d’un dialogue entre toutes les parties, fondement d’une paix durable. Or tant que nous serons enchaînés, comme nous le sommes, à nos alliances politiques et militaires, et tant que nous n’aurons pas préparé notre émancipation en consacrant à une politique de défense énergique les moyens nécessaires, la France ne pourra pas recouvrer une voie originale, ni en Europe, ni dans le monde.

QUITTER L’EMPIRE OU DISPARAÎTRE

« La France, écrivait encore Maurras dans Kiel et Tanger, pourrait manœuvrer, avec facilité et franchise, du seul fait qu’elle se trouverait, par sa taille et par sa structure, très heureusement établie à égale distance des empires géants et de la poussière des petites nations jalouses de leur indépendance. Les circonstances sont propices à l’interposition d’un État de grandeur moyenne, de constitution robuste et ferme comme la nôtre. » Malheureusement, c’est le chemin inverse que nous prenons aujourd’hui. Tout à sa chimère d’une « souveraineté » et d’une « défense » européennes qui, de toute façon, ne se conçoivent que dans le cadre d’une Alliance atlantique dominée par les Etats-Unis, Emmanuel Macron, on le sait, dissout le message singulier de la France dans la logique impériale à laquelle, nous l’avons dit, avait tourné définitivement le dos François Ier et avec laquelle, à sa façon, de Gaulle avait lui aussi voulu rompre. Macron est en cela l’héritier de Mitterrand, Sarkozy et Hollande mais, avec lui, la conviction idéologique et un « rêve européen » modelé sur ce qu’a pu être le « rêve américain » aggravent le manque d’imagination, le suivisme et le renoncement à être de ses prédécesseurs. Macron prépare méthodiquement la disparition de la France de la scène internationale et, pour cette raison aussi, sa réélection, malheureusement probable, sera une tragédie pour notre pays. Le 29 septembre 2021, un de ses principaux conseillers, Roland Lescure, porte-parole de La République en Marche et …représentant des Français d’Amérique du nord, vend la mèche dans un entretien au Figaro. Souhaitant en finir explicitement avec l’héritage du gaullisme, condamnant les « tentations protectionnistes », militant pour le fédéralisme européen qui « doit devenir notre horizon partagé », il ajoute : « On peut aussi imaginer, au-delà de 2030, que la France partage son siège au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies avec les autres nations européennes ». Il n’y a eu aucun démenti officiel de la part de l’Élysée.

Si tel était le cas — seul un sursaut des Français pourrait alors empêcher Macron de commettre cette trahison suprême s’il était réélu —, c’en serait fini, du moins dans le cadre institutionnel international actuel, de toute voie originale pour la diplomatie française. Il ne resterait plus alors qu’à partager notre dissuasion nucléaire, comme le demanda, en 2020, un proche de Merkel, pour achever d’effacer la France comme puissance qui compte dans le monde. La France ne pourra continuer de vivre et de peser comme nation singulière que si elle sait, de nouveau, s’émanciper de la logique impériale.

François Marcilhac