Par Henri Temple
Notre ami Henri Temple nous propose ici une réflexion originale à la veille du colloque nationale de l’Action Française sur la Nation, à propos du vivre ensemble. Cet article paru sur le site du Front Populaire et qui se veut une approche prudente ne prétend pas répondre à tous les questionnements sur le sujet, mais peut apporter une contribution utile au débat.
Ce « vivre ensemble », dont nous abreuvent médias et politiciens qui n’en comprennent pas le sens, est, selon les cas, l’essence même d’une société, ou l’expression de son masochisme.
Le premier à avoir créé le terme de « vivre ensemble » est l’un des plus grands philosophes de tous les temps, Aristote, sur la pensée de qui repose, jusqu’à nos jours, toute la construction philosophique de l’humanité. Pour lui, en effet, la Cité est d’abord une réalité naturelle, le souverain bien de l’homme ; le moyen du « vivre ensemble » a avant tout pour but la vie heureuse » : « Même s’ils n’ont pas besoin d’aide réciproque, les hommes aspirent à vivre ensemble. » (Politique, Livre I, II, 1252, b 30 ; 1253 a 2-30) La Cité, outre son origine naturelle et spontanée, a un but commun : c’est « la communauté du bien vivre pour les familles et les groupes de familles en vue d’une vie parfaite. » (Politique, Livre III, chap. IX, 1280 b, 33-35) « Les belles actions, voilà ce qu’il faut poser comme fin de la communauté politique, et non la seule vie en commun. » (Politique, Livre III, chap.IX, 1281 a 2-4) Le consensus est fondé sur un lien social affectif, l’amitié : « Les alliances de familles, les phratries, toutes les relations de la vie en commun sont l’œuvre de l’amitié. » La Constitution française grave dans le marbre, en sus, des notions plus juridiques de liberté, d’égalité et de Fraternité, ce qui est proche d’Aristote. La conception aristotélicienne du « vivre ensemble », si elle est d’abord une constatation ethnoculturelle, est aussi une observation psychopolitique ou affective.
Aristote est rejoint par un auteur moderne (de gauche), Julien Benda, qui comprend lui aussi la Nation comme un regroupement naturel : « Le semblable s’unit au semblable et le dissemblable se sépare. » (Discours à la nation européenne, 1933). Les plus grands auteurs, historiens, philosophes, sociologues, politologues et même poètes, sans reprendre littéralement le concept de « vivre ensemble », font eux aussi de la Nation le cadre indépassable et affectif de la vie en société : Stuart Mill, Thönnies, Durkheim, Jaurès, Bloch, Mauss, Mounier, Weil, Camus, Morin, Debray, Taguieff, Dorna, Finkielkraut, Onfray, Ronsard, Hugo, Péguy… Et j’en oublie. Mais celui qui s’est illustré en reprenant le concept aristotélicien du « vivre ensemble » c’est, évidemment, Ernest Renan, dans son célèbre discours de la Sorbonne en 1882 (Qu’est-ce qu’une nation ?). Renan diffère néanmoins d’Aristote : ce dernier, un peu comme plus tard le fera Fichte, voyait dans la Cité une famille de familles de même origine. Aristote écarte même l’explication contractualiste. La Cité grecque d’il y a 2500 ans, en effet, est dotée d’une unité ethnique certaine qu’elle préserve des métèques. Fichte s’en inspire dans la « Germanité », le Volksdeutsche, qui imprègne encore la loi allemande sur la nationalité, de 1949. Dans son article 116, elle consacre le concept d’Allemand selon la nationalité (Staatsangehörigkeit) et/ou l’appartenance (Volkszugehörigkeit) à la communauté allemande. L’article 116.1 formule cette dualité de l’identité allemande en ces termes : « Est Allemand […] celui qui possède la nationalité allemande ou qui, en tant que réfugié ou expulsé, d’appartenance ethnique allemande ou en tant que conjoint(e) ou descendant(e) de celui-ci, a trouvé asile sur le territoire de l’Empire allemand dans ses frontières du 31 décembre 1937. » Il est donc ainsi officiellement reconnu une « germanité » transnationale. On peut comparer, quoiqu’imparfaitement, cette règle à la loi israélienne du retour de 1950. Mais si cette loi garantit à tout Juif, le droit d’immigrer, ce n’est qu’avec un visa d’immigrant : la nationalité n’est pas automatique.
La situation de la France est bien différente sur cette question — essentielle, quoiqu’ignorée — de ce qui fait la Nation, l’identité nationale, la nationalité. À la différence de l’Allemagne, il y eut — rien que pour la France métropolitaine — en plus du Français et de ses patois, au moins sept langues issues de quatre racines différentes (germanique, latine, celtique, euskaride). En Israël, même si le judaïsme n’est pas officiellement religion d’État, la loi du retour ne bénéficie qu’aux seuls Juifs… Renan, quant à lui, avait bien compris la différence sui generis de l’Allemagne, exposée par Fichte (Discours à la nation allemande, 1807), une explication non transposable à la France. Il fallait trouver autre chose, surtout après la défaite de 1870 et l’amputation de l’Alsace, sans renoncer intellectuellement à cette province. Renan nous propose sa construction doctrinale de la Nation, où il évoque la convergence de deux choses : « L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. […] Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. […] Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur [qui] crée une conscience morale qui s’appelle une nation. » Renan avait d’abord dit avoir plutôt privilégié la géographie plutôt que l’histoire en tant que substrat de la nation, mais il se contredit un peu plus bas. Puis il insiste surtout sur l’idée rousseauiste de contractualisme : le consentement, le désir de vivre ensemble (cf. Rousseau, Le contrat social).
Or, voici que ce « vivre ensemble » prend, depuis deux ou trois décennies, une autre coloration : on tente désormais, de remplacer l’idée d’un constat, ou d’un accord entre citoyens qui se choisissent librement (et donc à ce titre incontestable), de l’imposer comme une injonction, une contrainte morale. Nous sommes désormais assignés en vue de nous obliger à nous supporter les uns les autres. Bon gré mal gré. Un « vivre ensemble » dont le sens est totalement différent aussi bien de celui d’Aristote que de celui de Renan. Mais un sens caché, ou vide.
Ainsi, lorsque Mélenchon exalte le « vivre ensemble » (L’Humanité 22 mars 2012) peu après les assassinats de Merah, pour lui : « La République… est la patrie des pauvres, la patrie des ouvriers, la patrie de tous ceux qui ne veulent pas accumuler, mais qui veulent partager […] Ce pays est à nous, quelle que soit la couleur de notre peau, quelle que soit notre conviction personnelle et quelle que soit l’origine de nos parents. » Mais il s’agit là d’une volonté marxiste de s’emparer d’un territoire et d’un État : pas d’un vivre ensemble. Et quand le même dira aussi : « Nous devons aller au bout de l’humain d’abord [ce qui] est d’appeler en toute personne, cette communauté de la condition humaine. Le programme s’appellera l’Avenir en commun », il s’agit d’une ligne léniniste, internationaliste. Car Mélenchon a sa propre définition du « vivre ensemble » qui vise non pas le fondement du principe, mais la manière de vivre ensemble : « Autrefois, le grand lien social était la solidarité, la fraternité et personne ne trouvait à y redire quand bien même était-il de droite. La cupidité était considérée comme une tare ; aujourd’hui elle est considérée comme le premier moteur de l’activité. Chacun est amené à développer son égoïsme personnel comme une affirmation de soi… Et ce qui était autrefois le lien commun, qui fait notre vie quotidienne, c’est-à-dire l’amour, c’est-à-dire l’intérêt pour les autres sans lequel nous n’avons pas d’existence personnelle, ce lien était le lien de la société. Ils l’ont remplacé par un autre lien : la peur. » (Discours de L’Humanité 2016) Ce qui signifie que pour Mélenchon, l’idée marxiste pourrait être associée à celle d’Aristote !
Pour François Hollande (qui n’a pas compris le concept) : « C’est le rôle du président de la République de faire vivre ensemble tous les Français sans distinction d’origine, de parcours, de lieu de résidence, autour des mêmes valeurs, celles de la République. » (L’Humanité, 2012)
Pour les syndicats (L’Express 5 juin 2015), le vivre ensemble est le motif d’un « Manifeste des syndicats unis pour le “vivre ensemble” et contre les extrémismes ». Ce « manifeste » commun est co-signé par sept syndicats (CGT, CFDT, CFTC, CFE-CGC, UNSA, FSU, Solidaires) pour « défendre le vivre ensemble » et « l’esprit du 11 janvier » [NDLA : la marche après Charlie Hebdo] et pour combattre la montée « inquiétante » des « extrémismes et des populismes ». Voilà le Vivre ensemble sollicité par la lutte de classes, des partis et des peuples, donc un oxymore qui ne fait pas peur à ses promoteurs. Les leaders des sept syndicats réunis à la Bourse du travail de Paris ont dévoilé lors d’une conférence de presse un document intitulé « Après le 11 janvier 2015 : vivre ensemble, travailler ensemble ».
Ces centrales — qui avaient participé à la marche du 11 janvier après les attentats contre Charlie Hebdo et l’hyper casher — ont « décidé de travailler ensemble pour s’opposer à la montée du populisme, de l’extrême droite et de ses idées, de la xénophobie, du sectarisme et du fondamentalisme » et aussi « pour rechercher et exiger des réponses à la crise économique et sociale », souligne le texte. On n’emploie pas le mot « islamisme », moteur des attentats et qui est pourtant totalement opposé au Vivre ensemble par sa doxa religieuse. Pour esquiver le débat « sur les sujets sensibles liés à la laïcité dans l’entreprise et aux revendications à caractère religieux — comme les jours fériés, les temps de pause pour la prière —, les leaders syndicaux ont renvoyé leur règlement au “dialogue” sur le lieu de travail ». Déni, lâcheté, faillite intellectuelle et morale des Syndicats qui, au lieu de l’effet espéré de regrouper leurs troupeaux, les ont fait fuir vers le Rassemblement national, ce qui est parfaitement visible dans leurs anciens fiefs électoraux.
Dans Libération (11 juin 2015), Jean-Loup Amselle, anthropologue, s’interroge « sur la vogue que connaît le thème du “vivre ensemble” dont le dernier exemple en date est cet appel Vivre ensemble, travailler ensemble, lancé le 5 juin par les grandes organisations syndicales… Jusque dans les années 90, ce n’est pas l’existence de la société française qui faisait l’objet d’une interrogation, mais plutôt les conflits de tous ordres — sociaux, économiques, politiques — qui l’agitaient. Or, il semble que l’on soit passé, ces dernières années, à un questionnement sur la possibilité même pour la population de notre pays de faire société. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment le “tenir ensemble” (sic) de la société française, pour reprendre une expression de Castoriadis, a-t-il pu être fragilisé au point que sa perpétuation même fasse problème ? » Mais ce chroniqueur, dans sa réponse à sa question, n’énonce jamais les mots « immigration » ou « islamisation ». Pour lui, la cause est avant tout la disparition du marxisme, et de ses « grands récits qui donnaient sens à la mobilisation de vastes effectifs humains ». Mais aussi le « succès des pensées déconstructivistes qui ont fleuri dans la conjoncture de l’après Mai 68, expliquent sans doute le délitement progressif du lien social » ainsi que « l’essor du féminisme et de toutes les revendications de type vertical (LGBT, minorités raciales discriminées, etc.) … la constitution par les multiples entrepreneurs d’identité de “communauté” s’étant substituées aux classes sociales d’antan ». En bref le « vivre ensemble » ne serait qu’un substitut à feue la lutte des classes, alors que c’est un retour aux sources. D’ailleurs le même Amselle s’était aussi persuadé, grâce à sa grille de lecture marxiste, que « les ethnies maliennes actuelles sont des créations coloniales… » La cécité-surdité de cette partie de la gauche, incapable de remettre en cause ses matrices cérébrales, va jusqu’à affirmer que « ce n’est pas la déchéance de nationalité pour quelque catégorie de Français que ce soit qu’il faudrait introduire dans la Constitution, mais bel et bien envisager la suppression d’un principe de nationalité à plus ou moins longue échéance et quel que soit le pays concerné ». Un anthropologue du village mondial Potemkine.
Enfin que dirait le si disert Macron sur le « vivre ensemble » ? Plutôt Aristote ou plutôt Renan ? Pas grand-chose en vérité : du « en même temps » bien phraseur et bien confus, ou vide, sans prononcer le mot : « Il faut aussi faire aimer la République en démontrant qu’elle peut permettre à chacun de construire sa vie. Nous agissons pour faire à nouveau entrer la République dans le concret des vies en déployant partout une offre éducative, culturelle et sportive, républicaine de qualité… Faire aimer la République, c’est tenir la promesse d’émancipation qui lui est intrinsèque. J’ai commencé à égrener des pistes pour l’égalité des chances, lutter contre les discriminations, faire en sorte que chacun, quelle que soit sa couleur de peau, son origine, sa religion, puisse trouver sa place. » (Emmanuel Macron, Site Élysée, 2 octobre 2020) Où l’on voit que, entre Aristote et Renan, Macron a préféré choisir… François Hollande
Conclusion : ni ce qu’est devenu la gauche ni Emmanuel Macron ne savent ce qu’est ce « vivre ensemble » dont ils se gargarisent. La notion est devenue un simple élément de langage ; un psittacisme vide de sens tout en paraissant positif et apaisant. On tente de faire, par contre-sens, du vivre ensemble un objectif politique que l’on s’imagine pouvoir fabriquer au moyen d’un investissement politique et économique (les milliards de la Ville) volontariste. Or rien ne se peut sans désir de vivre ensemble, sans consentement actuel.
Sans ce désir, ce consentement collectif, tous ces discours ne sont que la démonstration d’une grave ignorance quant à la nature et aux conditions du « vivre ensemble ». Le « vivre ensemble » ne se décide pas d’en haut ; il se vit en bas, ensemble.