Le navire Ocean Viking de SOS Méditerranée a été accueilli à Toulon après le refus de l’Italie. Certains membres de la classe politique craignent que cette forme d’aide ne crée un appel d’air et attise la crise migratoire.
Avec Jean-Paul Gourévitch, Rodrigo Ballester
Atlantico : Alors que l’Ocean Viking remet sur le devant de la scène l’enjeu migratoire, certains dénoncent l’appel d’air que provoquent certaines décisions. Pour une partie de la classe politique et intellectuelle, ce n’est rien d’autre qu’un fantasme d’extrême droite. Qu’en est-il réellement ?
Rodrigo Ballester : C’est tout sauf un fantasme. Dire le contraire relève de la pure mauvaise foi et de l’idéologie, ce qui est, hélas, encore très fréquent en matière de migration.
Parler de fantasme, c’est en fait affirmer que la nature des règles migratoires n’aurait aucun impact. Qu’elles soient strictes ou laxistes, passeurs, trafiquants, migrants et ONGs se comporteraient exactement de la même façon. Absurde et empiriquement faux. Il y a bien entendu un effet dissuasif quand ces règles sont fermes et un effet d’encouragement quand celles-ci sont permissives ou laissent des lacunes légales. S’il en était autrement, comment expliquer que passeurs et trafiquants donnent des consignes précises à leurs « clients » ou victimes ? Comment expliquer que certains trafiquants ne daignaient plus installer des moteurs sur leurs barques au fur et à mesure que les missions de sauvetage des ONGs s’approchaient des côtes africaines ? Finalement, pourquoi l’Australie a-t-elle réussi à juguler les flux de migrants illégaux avec des mesures drastiques et décriées mais redoutablement efficaces ? Donc, même si l’effet « appel d’air » est difficile à quantifier, il est évident que la possibilité de débarquer des migrants sauvés en mer non pas dans le port le plus proche mais directement en Europe, en sachant pertinemment que la majorité des expulsables ne seront pas expulsés, favorise la migration illégale. Et donc, les mafias de passeurs et de trafiquants.
Jean-Paul Gourévitch : Dès que les problèmes d’immigration reviennent en première ligne, il est classique pour l’extrême-gauche et une partie de la gauche et du centre, d’accuser l’extrême-droite de nourrir les fantasmes de la société française. Ce qui n’a fait jusqu’ici que la renforcer et conduire l’opinion publique à récuser majoritairement la politique migratoire du gouvernement français et plus largement de l’Union Européenne si tant est qu’elle existe.
Le souhait, formulé par plusieurs pays dont la France, de déplacer les hots spots du pays d’accueil au plus près du pays d’origine, voire dans la Méditerranée elle-même, pour réguler les flux migratoires, s’est révélé peu réaliste. Les candidats à la migration vers l’Europe ont vite compris que dès qu’ils mettraient le pied sur le continent, ils y resteraient. De fait, il n’y a dans l’Union Européenne que 30% des décisions de reconduites exécutées et la France est un des plus mauvais élèves avec moins de 10%, même en comptant les déboutés qui repartent d’eux-mêmes.
Ce qui renforce cet appel d’air, c’est que la migration méditerranéenne, grâce à la connexion -que certains nomment collusion – entre les maffias de passeurs et les navires humanitaires sécurise davantage les passages, même si le nombre de naufrages ne diminue pas sensiblement. Chacun aujourd’hui connait le système, bien que certains gardent les yeux grands fermés comme dirait Michèle Tribalat. Les migrants ne s’embarquent que s’ils sont persuadés que les bateaux humanitaires de type Ocean Viking sont prêts à les recueillir et à les conduire, malgré les aléas de la traversée, jusqu’aux rivages désirés du continent européen.
Les passeurs qui ont encaissé l’argent du voyage et des « services supplémentaires » fournis, cinglent vers la limite des eaux territoriales et préviennent le navire humanitaire le plus proche de s’y poster afin que les migrants puissent y embarquer. Pas de risque d’être ramenés à leur point de départ comme ce serait le cas si le transbordement s’opérait dans les eaux territoriales. Ils s’occupent parfois eux-mêmes de ce transfert comme l’ont montré plusieurs vidéos puis s’échappent au plus vite.
Le point obscur est celui des relations financières entre ces passeurs et les navires humanitaires. Ce sujet qui alimente les polémiques ne pourra être éclairci que par une enquête indépendante. En attendant, ces bateaux largement financés par les contribuables -Madame Hidalgo a reconduit la subvention de 100 000 euros à l’ONG SOS Méditerranée – sont devenus, parfois sans le vouloir, des entreprises lucratives qui paient leur équipage, leur carburant et leur entretien, sauf qu’elles réinvestissent une partie de leurs gains pour secourir ou recueillir de nouveaux candidats à la migration.
5.136 décès et disparitions ont été enregistrés en 2016, lorsque l’Italie était dirigée par le gouvernement libéral du Parti démocratique (PD) du Premier ministre Paolo Gentiloni, contrairement aux 2.337 enregistrés en 2018, lorsque Salvini est devenu ministre de l’Intérieur et a fait de l’arrêt de la migration sa priorité. Dans quelle mesure ces données témoignent-elles de ce phénomène ?
Rodrigo Ballester : Comme je le disais, le phénomène est difficile à quantifier. Comment mesurer le nombre d’embarcations dissuadées de prendre le large, comment savoir exactement combien de migrants sont décédés en mer ? Mais encore une fois, malgré ces précautions, il serait absurde de nier qu’une politique migratoire laxiste favorise la migration illégale et vice-versa. Nier l’appel d’air car il ne serait pas totalement quantifiable est un raccourci qui ne tient pas la route. Donc, à mon avis, les chiffres dont vous parlez confirment, au moins en partie, que refuser le chantage des « ONGs » sauve des vies, surtout dans le cas de l’Italie dès lors que la majorité des départs ont lieu de Tunisie et de Libye.
N’oublions pas non plus l’ampleur du phénomène : selon l’UE, depuis 2015, 22.000 vies seraient à déplorer alors que Frontex aurait effectué 610.000 sauvetages. Par ailleurs, 90% des migrants illégaux font appel aux passeurs et trafiquants pour atteindre l’Europe, un « business » de plusieurs milliards d’euros, et d’approximativement 200 millions rien que sur les routes qui traversent la Méditerranée. Donc, soyons sincères, si les ONGs n’étaient pas en mesure de patrouiller et que les migrants étaient sauvés en mer et rapatriés dans le port le plus sûr sur le continent africain, ces chiffres seraient-ils aussi élevés ?
Une anecdote : lors d’une mission en Éthiopie, je me souviens du représentant d’une ONG présente dans les camps de réfugiés se plaindre amèrement des missions de sauvetage de Frontex, reprochant à cette agence de faire le taxi pour les trafiquants et d’inciter les personnes tassées dans ces camps de fortune à retenter une énième fois « l’aventure ».
Que penserait-il de l’Ocean Viking ?
Jean-Paul Gourévitch : Depuis une dizaine d’années, le nombre de morts en Méditerranée oscille entre 0,5 et 3% des tentatives de passage, au point qu’on peut légitimement parler d’un « cimetière marin ». Imputer les variations de cette courbe au changement de politique du gouvernement de tel ou tel état me parait hasardeux. Ceux des pays qui ont une politique migratoire ferme et assumée comme l’Australie ont effectivement découragé les tentatives et par conséquent réduit corrélativement le nombre des victimes.
Mais chacun sait aujourd’hui que l’Europe n’est ni une île ni une forteresse et que l’immigration zéro est un leurre. Que ce soit avec les exemples danois, états-uniens, australiens ou italiens (ou autres), a-t-on des données permettant d’attester de la matérialité de cet appel d’air ?
Rodrigo Ballester : Si par « appel d’air » on entend le nombre exact d’embarcations qui sont encouragées d’en faire autant que l’Ocean Viking car la France a finalement accueilli les migrants que l’Italie a refusé, alors, à ma connaissance, il n’y a pas de données exactes même si cela reste très plausible. Si tous les ports européens étaient fermés, les trafiquants, passeurs et migrants prendraient-ils les mêmes risques ? Bien sûr que non et en toute probabilité, moins de migrants mourraient pendant la traversée. Il ne faut surtout pas que cette polémique sur l’effet « appel d’air » occulte la réalité sordide du trafic d’êtres humains, de migrants que les passeurs exploitent et traitent comme du bétail avec cynisme et des « ONGs » qui sont complices de ce sinistre trafic. Notons, par ailleurs, que de nombreux États ont décidé de se montrer plus fermes. Que ce soit en construisant des barrières (Espagne, depuis longtemps, Hongrie, Pologne, Lituanie), en restreignant ou délocalisant le droit d’asile (Danemark, Royaume-Uni) ou en refusant l’accueil des bateaux (Italie, mais aussi Malte et Chypre, qui se sont montrés solidaires de Rome), la tendance est claire : juguler la migration irrégulière, ne plus faire le jeu des trafiquants et des passeurs et mieux contrôler les frontières européennes. Ces initiatives vont-elles se traduire par une baisse significative de la migration illégale ? Pourra-t-on quantifier l’effet dissuasif de frontières bien défendues ? Voilà une question bien plus intéressante.
Jean-Paul Gourévitch : En Australie, du fait de la fermeture des frontières et de la diminution du nombre de migrants, la croissance démographique s’est établie pour la première fois à moins de 1% entre septembre 2019 et septembre 2020. Mais le taux de chômage est descendu à 5,3% en février 2021 avec une croissance meilleure que prévue. Au Danemark dont 12% de la population est d’origine étrangère, la politique restrictive du gouvernement social-démocrate qui a fait chuter le nombre des demandeurs d’asile de 21 300 en 2015 à 1 600 personnes en 2021 (avec 600 réponses favorables) a aidé la gauche à remporter les élections.
Les citoyens ne sont pas si naïfs ou manipulés qu’on le proclame. Quand une politique migratoire généreuse ou laxiste génère un appel d’air de la part de ressortissants de pays en souffrance, sans que les résultats en matière d’éducation, d’emploi et de sécurité soient rapidement visibles pour le pays d’accueil, le désamour s’installe. La France comptait déjà en 2018 selon l’OFII et l’INSEE 11% d’immigrés et 12% de personnes issues de l’immigration – plus les personnes en situation irrégulière -, soit près du double des chiffres des Données INSEE 2004. L’appel d’air est loin d’être négligeable et les résultats des élections récentes, même si l’immigration n’est qu’un des facteurs explicatifs, attestent du scepticisme et des crispations de la population sur ce sujet.
Dans quelle mesure est-ce que sur ce sujet, les plus humanistes ne sont pas forcément ceux qui le revendiquent ?
Rodrigo Ballester : Très probablement. La migration est devenue un terrain de bataille idéologique et l’on se demande parfois si certains ont pour but de protéger les migrants ou de les manipuler pour avancer un agenda idéologique. Certains sont si viscéralement opposés au concept de frontières, que la fin justifie les moyens pour s’y opposer, au mépris de la vie des migrants et au prix d’une connivence avec d’abjects trafiquants. Franchement, quand un navire « humanitaire » recueille en mer cinquante femmes nigérianes à quelques milles nautiques de la Libye pour les déposer en Italie sans en avoir le droit, il sait parfaitement quel sort les attend : l’exploitation sexuelle la plus sordide. Il n’y a rien d’humaniste là-dedans.
Jean-Paul Gourévitch : Notre travail scientifique est d’établir des faits avérés, de fournir des chiffres sourcés, de lutter contre la désinformation et les amalgames de toutes sortes, afin de permettre aux citoyens informés de valider leur jugement ou de prendre leurs décisions en connaissance de cause. L’émotionnel n’est pas absent de nos préoccupations et quand on a travaillé depuis plus de trente ans en Afrique et avec les Africains de France, on sait un peu ce que représente la migration, en matière d’espoirs comme de déchirements. Je m’en tiendrai là et n’entends donner des leçons d’humanisme à personne.