Par Rémi Hugues
Alors que ses gouvernants se sont réunis dans la salle Vladislav du château de Prague jeudi 6 octobre autour de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et de son homologue du Conseil européen Charles Michel, le Vieux Continent se porte mal.
Ce projet s’appelle la Communauté politique européenne (C.P.E.). Ce serait, dit-on dans la presse française, Emmanuel Macron qui aurait été à l’initiative de la naissance de cette instance nouvelle. Quoi qu’il en soit, sans la guerre en Ukraine la C.P.E. aurait une tout autre envergure.
Tout va très bien madame la Marquise
L’air généralement associé à la construction européenne est l’Ode à la joie de Beethoven, mais dont le contexte actuel la chanson qui sied le mieux est sans aucun doute « Tout va très bien, madame la Marquise », composée en 1935, soit deux ans après la prise du pouvoir d’Hitler et quatre avant le déclenchement du conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité.
L’incontournable par excellence de ce genre de sommet multilatéral est l’affichage de l’unité, qui se matérialise par la traditionnelle photo de groupe.
Unité de façade toutefois : à l’intérieur de l’Union européenne, on s’écharpe après que le chancelier Olaf Scholz a annoncé le 29 septembre dernier l’adoption d’un plan visant à réduire les dépenses en énergie de 200 milliards d’euros. Car, note-on dans les colonnes du Monde à propos de l’Allemagne, « la flambée des prix du gaz et de l’électricité panique ses décideurs économiques et politiques. »[1] L’Allemagne, lui reprochent ses partenaires européens, agit avec égoïsme. Le 3 octobre dernier, lors d’un sommet à Luxembourg, Bruno Le Maire a dit que cela risque de favoriser une « fragmentation de l’euro » et Victor Orban de fulminer lui aussi contre ce plan, qui selon lui « va détruire l’unité européenne ».
Certains pays – Grèce et Chypre en tête comme on l’a vu – trouvent que la Turquie est de trop, car trop complaisante vis-à-vis de Vladimir Poutine. Exactement comme à l’époque du projet de Communauté européenne de la Défense (C.E.D.) en 1954, c’est l’hostilité à Moscou qui cimente la cohésion de la nouvelle Europe politique.
Son appellation même – C.P.E. – a pu poser problème. Le 20 septembre, au siège de l’O.N.U. à New York, la nouvelle Première ministre britannique Liz Truss s’est émue auprès de Macron que C.P.E. est un décalque de C.E.E., ce qui ne lui convient pas, elle qui dirige un pays ayant décidé en 2016 de quitter son épigone l’Union européenne. En vain.
Les défis de l’inflation et de la crise énergétique
De toute évidence il n’y a pas que l’inimitié vis-à-vis du Kremlin qui constitue un élément d’unité de ce vaste blog de 43 nations. De la Turquie au Royaume-Uni, de l’Allemagne à la Grèce, de la Norvège à la Géorgie, un autre élément d’unité existe, d’un tout autre ordre.
Tous ces pays ont pour point commun de subir – à des degrés divers – les ravages de l’inflation. Le principal problème qu’elle pose actuellement concerne l’énergie, du fait que s’y agrège le conflit en Ukraine et la baisse drastique des exportations d’hydrocarbures depuis la Russie qu’il a occasionné.
« Le choc énergétique est bien entendu le résultat de la guerre en Ukraine », peut-on lire dans Le Monde du 4 octobre. C’est omettre que la cause principale de cette « explosion des prix du gaz puis de l’électricité [qui] compromet fortement la poursuite de l’activité des petites et grandes entreprises » – écrit Philippe Escande [2] – est la politique de la Banque centrale européenne (B.C.E.) depuis au moins la crise de la zone euro de 2010-2011 voire la crise des subprimes de 2007-2008.
Si, pour citer Le Monde 4 octobre, « les usines les plus gourmandes en énergie ferment les unes après les autres, dans bon nombre de secteurs : engrais, verre, aluminium, ciment, céramique, acier… », ce n’est pas tant lié à l’affrontement entre Poutine et Zelensky, mais plutôt à cause de Jean-Claude Trichet, de Mario Draghi et Christine Lagarde, les trois derniers chefs de la B.C.E.
Si, ces derniers jours, le fabricant de papier toilette allemand Hakle ou Camaïeu ont fait faillite, si Balta, basé en Flandre, qui produit des tapis, vient d’annoncer sa délocalisation, si aux Pays-Bas la fonderie NYRSTAR et OCI, spécialisée dans le bioéthanol ferme, de même que les aciéries allemandes du groupe Arcelor Mittal, si BASF cesse son activité de fabrication d’ammoniac, indispensable pour les adhésifs, colles, résines, vernis, colorants, peintures… etc., c’est d’abord et avant tout la faute des chefs d’État et de gouvernement de l’UE et des ronds-de-cuir des institutions européennes, tous complices de ce trio tragique Trichet-Draghi-Lagarde, de son « assouplissement monétaire » (syntagme technocratique pour dire « planche à billet »), de quoi a découlé cette aberration que sont les taux d’intérêt négatifs, qui constituent une destruction pure et simple de valeur, au sens où la définissait Frédéric Bastiat[3].
La crise du Covid-19 étant le clou du spectacle, le confinement provoqué par cette pandémie virale a entraîné une création monétaire d’un niveau sans précédent. Notamment les 2 000 milliards d’euros du programme NextGenerationEU annoncé par la Commission le 17 décembre 2020.
Nous voici donc arrivés à cette situation : « Impossibilité d’arrêter les émissions sans une crise effroyable, dépréciation accélérée des billets à l’égard de l’argent, bouleversement des fortunes, élévation du prix de la vie allant de pair avec l’accroissement des moyens de paiement, désorganisation du commerce, misère générale »[4].
Ces lignes sont de l’historien proche de l’Action Française et rédacteur pour Le Spectacle du Monde Pierre Gaxotte qui, dans son essai sur la Révolution de 1789, décrit la crise des assignats, ces titres hypothécaires (gagés sur les biens du clergé nationalisés) transformés en véritable monnaie-papier.
Les nouveaux Mirabeau
L’histoire se répète. Quand les ministres français et allemand de l’Économie se disent favorables à un « soutien financier substantiel » face à « la flambée des prix », ils reproduisent un discours comparable à celui de Mirabeau, qui fut le grand avocat de l’impression massive d’assignats :
« On nous parle, s’écriait Mirabeau, de la hausse des denrées, du renchérissement de la main-d’œuvre et de la ruine des manufactures qui doit s’ensuivre. Eh ! qu’on nous parle donc aussi des centaines de manufactures qui n’ont point d’ouvrage, de cette foule d’ouvriers qui meurent de faim, de ces milliers de marchands dont les affaires s’anéantissent dans un repos dévorant !… On vous dit que doubler ainsi le numéraire c’est doubler en peu de temps le prix de tout ; que le même nombre d’objets à représenter ayant le double de signes, chacun d’eux doit perdre la moitié de sa valeur. Fausse conséquence, s’il en fût jamais ! car les signes étant doublés, les objets à représenter se multiplient, les consommations, les reproductions s’accroissent, mille choses abandonnées reprennent leur valeur, les travaux augmentent, d’utiles entreprises se forment et l’industrie fournit une nouvelle matière à de nouvelles dépenses ! … »[5]
Et la situation outre-Manche n’est pas plus enviable, loin de là. Le Brexit ne protège pas le Royaume-Uni de la déferlante inflationniste.
Fin septembre, dans le contexte de la présentation, le 23, du budget 2023 par le ministre chargé des finances, le chancelier de l’Échiquier Kwasi Kwarteng, le pays a connu « une grave crise de confiance sur les marchés financiers, la livre sterling a atteint un point bas face au dollar, et la Banque d’Angleterre a dû intervenir en urgence pour soutenir le marché des emprunts souverains britanniques et éviter que certains fonds de pension trébuchent. »[6]
Après tout, qu’est-ce que c’est 65 milliards de livres sterling ? Une goutte… Une paille… Si nous devions, en tant que porte-parole de la Banque d’Angleterre, justifier cette substantielle injection monétaire inopinée, nous nous inspirerions de ces paroles presque lyriques du député de la Constituante de Metz l’Abbé Brousse, autre défenseur de la multiplication sans mesure des assignats :
« Qui pourra prononcer qu’un milliard de plus, loin d’être une surcharge accablante, ne sera plutôt un germe de vie et de bonheur ? Voyez plutôt par ce nouveau secours les arts et les activités commerciales se ranimer, s’élever à de nouvelles entreprises, tenter des spéculations plus hardies, la mer se couvrir de nouvelles flottes… tous les genres de prospérité se répandent sur le sol favorisé de la France ! »[7]
On imagine aussi bien Christine Lagarde tenir un tel langage sur un plateau de télévision, cette sotte qui n’est même pas économiste mais juriste, qui nous expliquait que l’inflation serait provisoire… En réalité un cycle infernal dépréciation-émission est maintenant lancé, un véritable engrenage fatal : moins de l’argent a de la valeur, plus il faut en créer, ce qui fait qu’il perd encore plus de valeur, obligeant à une nouvelle émission. C’est sans fin !
Relever les salaires ne résoudra rien
Il nous semble important de souligner, enfin, que l’augmentation générale des salaires, qui devrait découler logiquement de la situation, n’est en aucun cas une solution. Elle ne fait qu’aggraver les choses, puisque les entreprises sont contraintes à la répercuter sur leurs prix de vente pour conserver leur marge. Hausse des prix et hausse des salaires s’engendrent alors réciproquement.
Les débrayages se multiplient dans toute l’Europe, entre autres dans les secteurs des transports – spécialement au Royaume-Uni – ou de l’énergie – comme en France, chez Total à la Mède ou Esso à Fos-sur-Mer, les agents d’EDF viennent aussi de se mettre en grève – ; pour légitimes qu’ils soient ces mouvements sociaux causés par l’inflation, que ceux qui s’y engagent ne se fassent pas d’illusion : satisfaire leurs demandes, c’est alimenter le mal contre lequel ils se mobilisent.
Tenez-vous le pour dit, cette phrase écrite il y a bien des années par Pierre Gaxotte concernant une époque vieille de plusieurs siècles est d’une actualité brûlante : « L’inflation, c’est la facilité, l’illusion, le péril ajourné, la difficulté remise au lendemain »[8].
À chaque nouveau jour que Dieu fait les membres de la classe politique se disent que jusqu’ici tout va bien… Jusqu’à la guillotine ? ou autre effusion de violence (ce que nous ne désirons absolument pas, mais nous avons atteint un point de non-retour) ?
[1]Virginie Malingre, « Salve de critiques en Europe contre le plan énergétique allemand » (Le Monde, jeudi 6 octobre 2022).
[2]« Chocs industriels en série », Le Monde, 4 octobre.
[3]Auteur d’Harmonies économiques (1850), il fait partie de l’école française des économistes libéraux : « Il n’y a, dans l’ordre social, d’autre propriété que celle des valeurs, et celle-là est inébranlable. […] C’est cette transmission d’efforts, cet échange de services qui fait la matière de l’économie politique et, puisque, d’un autre côté, la science économique se résume dans le mot Valeur, […] il s’ensuit que la notion de valeur [doit être fondée] sur les manifestations de notre activité, sur les efforts, sur les services réciproques, qui s’échangent, parce qu’ils sont susceptibles d’être comparés, appréciés, évalués, parce qu’ils sont susceptibles d’être évalués précisément parce qu’ils s’échangent. » Le développement du capitalisme tel qu’il s’est déroulé depuis le XXIe siècle, amenant à l’irruption de taux d’intérêt négatifs, ferait probablement dire à Bastiat, s’il était encore en vie, que nous sommes sortis du système capitaliste.
[4]Pierre Gaxotte, La Révolution française, Paris, Arthème Fayard, 1928, p. 160-1.
[5]Cité par ibid., p. 161-2.
[6]Cécile Ducourtieux, « Royaume-Uni : Liz Truss affronte les conservateurs », Le Monde, mardi 4 octobre 2022.
[7]Cité par Pierre Gaxotte, op. cit., p. 162.
[8]Pierre Gaxotte, ibid., p. 163.
Article précédemment paru dans le n°69 de la Nouvelle Revue Universelle.