Par Ilyes Zouari
Président du CERMF (Centre d’étude et de réflexion sur le Monde francophone)
Pour la première fois depuis son indépendance en 1962, et chose passée largement inaperçue, l’Algérie a affiché le PIB par habitant le plus faible des trois pays du Maghreb en 2021, avant la hausse exceptionnelle et brève du cours des hydrocarbures observée l’année suivante. Les gigantesques richesses naturelles de l’Algérie ne suffisent donc plus à masquer la réalité économique du pays, très en retard par rapport à ses voisins francophones du Maghreb, et qui devrait connaître de graves difficultés vers 2028.
Selon les données de la Banque mondiale, le PIB par habitant de l’Algérie s’établissait à 3 691 dollars en 2021, dernière année pour laquelle les statistiques sont disponibles, contre 3 807 dollars pour la Tunisie et 3 795 dollars pour le Maroc, qui avait jusque-là toujours occupé la dernière place parmi les trois pays du Maghreb, depuis leur indépendance.
Une économie très en retard…
En dépassant l’Algérie, le Maroc et la Tunisie ont ainsi réalisé une remarquable performance, vu leurs faibles richesses naturelles en comparaison avec leur voisin, un des principaux producteurs mondiaux d’hydrocarbures. Premier producteur africain de gaz naturel et troisième pour le pétrole, l’Algérie a en effet extrait 101 milliards de mètres cubes de gaz naturel en 2021 et un peu plus de 900 mille barils de pétrole par jour au cours de la même année, soit respectivement 53 fois et 24 fois plus que la Tunisie, dont les maigres richesses en la matière sont pourtant, elles-mêmes, considérablement supérieures à celles, quasi nulles, du Maroc. La production marocaine en hydrocarbures est si insignifiante, que le pays n’a produit, par exemple, qu’environ 250 barils de pétrole par jour en 2021, soit environ 3 600 fois moins que l’Algérie, 150 fois moins que la Tunisie… et même 52 fois moins que la France, réputée être un pays sans pétrole (seulement 13 mille barils par jour).
Cette évolution résulte des politiques économiques inefficaces suivies par l’Algérie depuis son indépendance et la montée en puissance de sa production d’hydrocarbures, alors que le pays était de loin le plus développé du Maghreb, et même de l’ensemble du monde arabe, grâce aux nombreuses et modernes infrastructures construites et laissées par la France (qui avait dépensé dans les pays du Maghreb bien davantage que ceux-ci ne lui ont rapporté, et surtout en Algérie). Ainsi, et faute de diversification, l’économie algérienne est aujourd’hui encore très fortement dépendante des hydrocarbures, qui représentent toujours environ 90% des exportations nationales (88 % an 2022). Et ce, contrairement aux pays pétroliers et gaziers occidentaux, comme le Canada et le Royaume-Uni (respectivement 30 % et 11 %, seulement), et à ses deux voisins du Maghreb, qui sont eux aussi parvenus à faire émerger une économie très diversifiée et compétitive (agriculture, textile, composants automobiles et aéronautiques, industries chimiques, tourisme…).
En effet, et parallèlement à la mise en place d’un cadre favorable aux investissements nationaux et internationaux, la Tunisie et le Maroc ont réussi à constituer de nombreuses filières industrielles, leur permettant notamment d’occuper les premières places au niveau continental en matière d’industrialisation et d’environnement des affaires. Ainsi, et selon le dernier classement publié par la Banque africaine de développement (BAD), en novembre 2022, le Maroc et la Tunisie se classaient respectivement deuxième et quatrième des pays du continent en matière d’industrialisation, alors que l’Algérie n’arrivait à la 11e position, derrière le Sénégal (septième et pays le plus industrialisé d’Afrique de l’Ouest, devant être bientôt rejoint par la Côte d’Ivoire, qui a récemment dépassé le Ghana), ou encore le Kenya (neuvième, et pays le plus industrialisé d’Afrique de l’Est continentale).
Le Maroc devrait d’ailleurs très prochainement accéder au premier rang du classement, en dépassant l’Afrique du Sud avec laquelle l’écart est désormais inférieur à 1 %, après avoir été divisé par 17 depuis 2010 (scores actuels de 0,8327 et 0,8404, respectivement). Une évolution qui s’explique également par le déclin économique constant de l’Afrique du Sud, comme en témoigne la croissance quasi nulle enregistrée au cours de la dernière décennie (0,9 % en moyenne annuelle sur la période de 2013-2022), ou encore le fait qu’elle soit l’un des très rares pays africains à connaître une baisse du taux d’accès à l’électricité, alors même qu’une partie non négligeable de la population n’y est toujours pas connectée au réseau électrique (15,6 % fin 2020, contre moins de 1 % dans chacun des pays du Maghreb, selon la Banque mondiale). Cette régression s’accompagne, par ailleurs, de délestages désormais quotidiens et dépassant parfois les dix heures par jour, alors que les pays maghrébins ne connaissent presque jamais de coupures de courant (l’Algérie étant la seule à en connaître, mais assez rarement).
La deuxième place actuelle du Maroc avait d’ailleurs longtemps été occupée par la Tunisie, qui a récemment reculé à la quatrième position, derrière l’Égypte, suite aux difficultés qu’elle traverse depuis sa révolution de 2011. Quant à l’environnement des affaires, le Maroc et la Tunisie a se distinguent également par les grandes avancées réalisées, comme le démontre le fait que ces deux pays se soient placés, respectivement, à la troisième et à la cinquième place continentale dans le dernier classement publié en la matière par la Banque mondiale, juste avant le Covid-19, alors que l’Algérie n’occupait que la 33e position (et la 162e au niveau mondial), arrivant même très loin derrière de nombreux pays d’Afrique sub-saharienne (comme les très dynamiques Côte d’Ivoire, Sénégal et Togo). À cela, s’ajoute également un certain isolement économique de l’Algérie, qui est aujourd’hui est un des très rares pays au monde, hors minuscules États insulaires, à ne toujours pas être membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
… en contraste avec le décollage économique du Maroc
Les politiques économiques judicieuses suivies par les deux principaux voisins de l’Algérie leur ont ainsi permis de réaliser un bond considérable au cours des dernières décennies. Si la Tunisie a été pionnière, le Maroc a véritablement décollé au cours des vingt dernières années, et s’illustre aujourd’hui en étant notamment le seul pays arabe à avoir une véritable industrie automobile (et l’un des deux seuls sur le continent, avec l’Afrique du Sud, qu’il talonne désormais avec une production de près de 470 000 véhicules en 2022, essentiellement destinée à l’export, contre seulement 25 000 pour l’Égypte, pays le plus peuplé du monde arabe), et l’unique pays africain à être doté de trains appartenant à la catégorie des trains à grande vitesse, roulant à environ 300 km/h (et le seul au niveau arabe, avec la richissime Arabie saoudite). Par ailleurs, le Maroc est également devenu un acteur incontournable sur la scène africaine, en se hissant au rang de deuxième investisseur africain sur le continent (après l’Afrique du Sud, notamment présente dans les industries minières), en disposant d’un réseau bancaire particulièrement développé (à tel point que les agences bancaires marocaines sont désormais deux fois plus nombreuses que les agences françaises en Afrique subsaharienne francophone), ou encore en ayant fait de la compagnie aérienne nationale, Royal Air Maroc, un acteur majeur du ciel africain.
De même, le dynamisme de l’économie marocaine se reflète également à travers le nombre d’entreprises nationales présentes parmi les plus grandes entreprises du continent. En effet, et selon le dernier classement annuel publié par le magazine Jeune Afrique, en mars dernier, le Maroc en comptait non moins de 56 parmi les 500 plus grandes entreprises africaines en 2021, contre seulement 12 pour l’Algérie, ou encore 46 pour l’Égypte, pays arabo-anglophone d’Afrique du Nord ayant une population 2,8 fois plus nombreuse (et qui devrait donc, théoriquement, être largement mieux représenté que le royaume chérifien). Il est d’ailleurs à noter que l’Algérie arrive même assez loin derrière la Tunisie (21 entreprises) ou encore la Côte d’Ivoire (27), et ce, malgré leur population largement inférieure (la Tunisie étant même près de quatre fois moins peuplée).
Mais si les bonnes performances du Maroc résultent, d’abord, des bonnes stratégies économiques adoptées, ainsi que de la taille de son marché intérieur (trois fois plus important que celui de la Tunisie, mais un cinquième plus petit que celui de l’Algérie), elles s’expliquent également par l’appartenance du pays à l’espace francophone, qui lui a permis d’attirer de très importants investissements français et de bénéficier d’un accès privilégié à la vaste et voisine Afrique subsaharienne francophone. Rassemblant 22 pays, celle-ci constitue, d’ailleurs, la partie globalement la plus dynamique économiquement, la plus stable, la moins endettée et la moins inégalitaire du continent (dont elle a notamment réalisé en 2022 les meilleures performances économiques pour la neuvième année consécutive et la dixième fois en onze ans, affichant ainsi une croissance annuelle de 3,5 % en moyenne sur la décennie 2013-2022 – et même 4,0 % hors cas très particulier de la Guinée équatoriale, contre seulement 2,2 % pour le reste de l’Afrique subsaharienne). Du fait de sa proximité géographique et linguistique, de son dynamisme et de sa plus grande stabilité, l’Afrique subsaharienne francophone fut ainsi le point de départ de l’expansion internationale des entreprises marocaines, qui ont ainsi pu gagner en taille et en expérience, avant de pouvoir ensuite s’étendre au-delà de ce vaste ensemble (dont la superficie est d’ailleurs bien plus importante qu’indiqué par la plupart des cartes géographiques en circulation, qui divisent parfois par trois ou quatre la taille du continent).
Un risque réel de faillite algérienne d’ici 2029
Alors que le Maroc a vu ses réserves de change augmenter régulièrement au cours des dernières années, pour atteindre un plus haut historique de 35,5 milliards de dollars fin mars 2023 (contre seulement 19 milliards début 2014, et grâce à la robustesse de son économie diversifiée), la forte dépendance de l’Algérie aux hydrocarbures a entraîné un effondrement des réserves de change du pays, parallèlement à une explosion de son endettement. Et ce, dans un contexte international marqué par la tendance baissière du cours des hydrocarbures, de plus en plus largement remplacés par les énergies renouvelables. En effet, les réserves de change sont passées de 193 milliards de dollars début 2014 à 45,3 milliards fin 2021, soit une baisse annuelle de 18,5 milliards de dollars en moyenne sur cette période de huit années (avant de remonter très provisoirement à 66,1 Mds fin mars 2023, suite à la hausse exceptionnelle et brève du cours des hydrocarbures après le déclenchement de la guerre en Ukraine). Et malgré les importantes restrictions imposées sur les importations, qui se situent désormais à environ 40 milliards de dollars par an (38 milliards en 2022, contre 58 milliards en 2014), les réserves de change ont tout de même continué à baisser de 13,2 milliards de dollars par année, en moyenne, sur la deuxième moitié de la période, entre début 2018 et fin 2021 (contre 23,7 milliards au cours de la première moitié).
Dans le même temps, et selon les dernières données fournies par le FMI, la dette publique du pays a considérablement augmenté, passant de seulement 7,7 % du PIB fin 2014 à 62,8 % fin 2021 (avant de redescendre, provisoirement, à 52,4 % fin 2022). Alors que l’Algérie était le pays le moins endetté des 54 pays du continent en 2014, elle est ainsi passée à la 26e place des pays africains les plus endettés en seulement sept ans, et devrait bientôt faire partie des 10 pays les plus endettés, selon les prévisions en la matière (d’autant plus qu’elle affiche un des déficits budgétaires les plus abyssaux au monde, ayant atteint 12,3 % du PIB en 2022, selon la Banque mondiale).
En effet, et à cause d’une diversification encore embryonnaire en comparaison avec les voisins du Maghreb, la situation économique du pays va continuer à s’aggraver, compte tenu du retour du prix des hydrocarbures au niveau qui était le leur avant la guerre en Ukraine (et même globalement en dessous), et de la tendance durablement baissière de leur cours, du fait de la montée en puissance des énergies renouvelables. Celles-ci connaissent d’ailleurs un tel essor, que les sources non fossiles, tirées par le solaire et l’éolien, viennent de battre un nouveau record en étant à l’origine de non moins de 39 % de la production mondiale d’électricité en 2022, et que la demande planétaire en énergies fossiles pour ce secteur devrait même commencer à décliner dès cette année, et ce, malgré la double croissance économique et démographique mondiale. Une évolution qui touche également de plus en plus le secteur automobile, avec le succès grandissant des véhicules électriques ou hybrides, dont la part a même dépassé la barre des 50 % des nouvelles ventes de véhicules en décembre dernier sur le marché allemand (55 %).
Par ailleurs, il est également à noter que la tendance à la baisse du cours des hydrocarbures est également soutenue par l’augmentation de l’offre mondiale, avec l’apparition de nouveaux gros producteurs (Canada, Brésil, Guyana…) et la multiplication des petits pays producteurs (comme le Sénégal, à partir de cette année 2023). La montée en puissance des énergies renouvelables et la hausse parallèle de l’offre mondiale en hydrocarbures constituent, justement, les raisons qui expliquent la perte d’influence de l’OPEP+, dont les dernières décisions de réduction de production n’ont absolument eu aucun impact sur les cours (revenus à chaque fois à leur niveau initial, seulement quelques jours plus tard).
Faute de profondes réformes économiques, en s’inspirant notamment de ses voisins francophones du Maghreb, les réserves de change de l’Algérie devraient donc repartir à la baisse à un rythme de plusieurs milliards de dollars par an. En effet, la timide politique de diversification en cours ne pourrait suffire qu’à couvrir la baisse future des revenus tirés des hydrocarbures, résultant à la fois de la chute durable de leur cours et de la baisse des exportations du pays en la matière (suite à la hausse de la consommation intérieure). Parallèlement, il sera difficile de réduire davantage le niveau des importations, compte tenu de l’importance des restrictions déjà imposées et de la croissance démographique du pays.
Avec des réserves de change atteignant 66,1 milliards de dollars fin mars 2023, et en supposant une baisse annuelle ramenée à seulement 10 milliards de dollars par année, contre 13,2 milliards sur la période 2018-2021 (et qui pourrait nécessiter de commencer à réduire un certain nombre de dépenses sociales et militaires), l’Algérie ne devrait alors plus pouvoir couvrir que quatre mois d’importations mi-2028, soit le niveau à partir duquel un pays est considéré comme étant proche de la faillite (comme actuellement le Kenya, qui ne parvient plus à payer tous ses fonctionnaires). Cette situation, qui paraît difficilement évitable, compte tenu de la modeste politique de diversification actuellement menée, mais également du fait qu’il est peu probable que l’Algérie puisse réaliser en seulement cinq ans ce que la Tunisie et le Maroc ont mis de nombreuses années à mettre en place, obligerait alors le pays à se tourner vers les institutions financières internationales et à mettre en œuvre de douloureuses réformes, afin d’éviter une faillite complète dès l’année suivante, et un scénario semblable à celui qu’avait connu le Venezuela, autre grand pays producteur d’hydrocarbures et allié de l’Algérie. En effet, et malgré de considérables richesses naturelles, ce pays d’Amérique du Sud s’était totalement effondré au milieu de la dernière décennie, provoquant l’exode de plus de 6 millions de personnes depuis 2015, soit le cinquième de la population vénézuélienne et une des plus grandes catastrophes humanitaires de l’histoire.