Par Gérard Leclerc
Qu’on le veuille ou pas, la présence massive d’une population de religion ou de culture musulmane constitue un défi d’ordre civilisationnel. La politique s’en est d’ailleurs emparée, avec des joutes quotidiennes. L’accusation d’islamophobie compte parmi les interpellations habituelles, d’autant plus que l’extrême gauche vise tout un électorat qui lui est indispensable. Dans toute une mythologie, les populations d’origine immigrée ont remplacé la classe prolétarienne d’hier, au mépris de toute étude sociologique sérieuse. Jean-Luc Mélenchon, interrogé sur le problème de l’intégration possible des héritiers d’une autre culture, s’est lancé dans une défense de ce qu’il appelle « la créolisation », en empruntant ce concept à l’écrivain Édouard Glissant, qui l’avait élaboré à partir de l’exemple de l’Amérique latine.
Est-il pourtant un exemple de créolisation entre des civilisations aussi marquées par la différence religieuse ? Il n’y est pas question seulement de langage, mais de conception du monde, de relation avec l’infini, avec toutes les conséquences possibles sur les habitudes de vie. La gauche française est restée très longtemps dans l’ignorance de ce type de réalité. Il a fallu l’ouvrage salutaire de Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres – Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil, 2006 – pour faire prendre conscience à certains de l’importance considérable du facteur religieux, non seulement dans l’histoire mais aujourd’hui. L’exemple d’un Ben Bella est significatif à ce propos. S’il s’est engagé de façon décisive en faveur de l’indépendance de l’Algérie, ce n’est pas en raison du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais pour se réapproprier complètement une identité musulmane.
Il faut donc avoir en tête ces données essentielles pour essayer seulement de comprendre nos difficultés, dès lors que l’on envisage ce qu’on appelle intégration ou assimilation de population d’origine musulmane. Et ce n’est pas en brandissant le talisman de la laïcité – nous l’avons montré ici à plusieurs reprises –, que l’on s’en sortira. Le mot et la réalité politique qui lui correspond sont incompréhensibles et inassimilables pour la culture musulmane.
Pierre Manent a fait justement remarquer que seule l’expertise théologique de l’Église catholique était en mesure d’éclairer l’État sur un sujet aussi ardu. Mais cela ne veut pas dire que le dialogue interreligieux est susceptible en soi d’opérer le rapprochement que l’on espère. On s’en est aperçu dans la période postconciliaire avec les tentatives de rapprochement qui ont rapidement trouvé leurs limites. Les deux paragraphes du corpus conciliaire consacrés à l’islam n’ont rien du caractère décisif rappelé sur les relations entre judaïsme et christianisme, avec leur solide ancrage dans la doctrine paulinienne. En dépit de la volonté de certains, dans la ligne d’un Louis Massignon, de se reporter à une commune parenté abrahamique, les exégètes et les théologiens repèrent que cette référence est plus source de confusion que de clarification.
C’est pour cela que le pape Benoît XVI avait pris la décision de modifier le caractère des relations de l’Église et du monde musulman. Faute de références théologiques communes, il convenait d’approfondir le dialogue sur le terrain anthropologique, voire philosophique. Et c’est sans doute dans cette perspective que les chances d’un rapprochement sont de l’ordre du possible. L’élection du philosophe Christian Jambet à l’Académie française est l’occasion d’approfondir cette éventualité. Spécialiste de premier ordre de la pensée philosophique de l’islam, il est persuadé que les perversions djihadistes ne trouvent leur remède que dans le retour au meilleur de la tradition philosophique musulmane, puisée en partie aux sources de la pensée grecque. Mais de là à parvenir au but, nous mesurons la distance qui nous en sépare encore !