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Discours de réception de Charles Maurras à l’Académie française le 8 juin 1939 quand il vient occuper la place laissée vacante par la mort de M. Henri-Robert

« Messieurs,

En raison même du très grand honneur que j’ai reçu de vous, permettez-moi de faire précéder mon remerciement de ce qui le motive : l’émotion du plus vif des étonnements.

Votre règlement peut défendre à un simple récipiendaire de déclarer l’admiration que lui inspirent ses collègues vivants, rien ne lui interdit d’exprimer ce qui le prend au cœur lorsque, de sa place nouvelle, devant la rangée illustre des fauteuils légendaires, il voit aussi se relever et flotter dans votre air tant de belles et chères ombres de conseillers, de maîtres, de compagnons, d’amis : Jacques Bainville, Paul Bourget, Maurice Barrès, Anatole France, Jules Lemaître. Pour les uns, les traces de l’action vivante brûlent encore, et tous nous ont laissé leur souvenir florissant. Ils sont encore là pour nos cœurs et nos yeux. Près d’eux, il convient de le dire, je revois les deux hommes qui furent nos communs initiateurs à la vie de l’esprit : écoutés, rejetés, repris, quittés, toujours présents et discutés au fond de nous, M. Taine, M. Renan. Du moins les avions-nous entrevus dans notre jeunesse ! Au contraire, de trop grandes différences d’âge nous avaient empêchés de rejoindre trois autres bons pasteurs de notre pensée : ce vaste Sainte-Beuve, le plus pénétrant et le plus complet des esprits ; Bonald, le précurseur en tant de matières, et qui fut si mal entendu ; enfin, le plus grand de tous, le malheureux, magnifique et mélodieux Lamartine, en qui il faut bien saluer, comme le fit Mistral, une source puissante de poésie céleste. À me dire et à me redire qu’ils ont été de cette assemblée, toujours pareille et nouvelle, je sens bien qu’ils y sont encore.

Le même pieux mouvement porte plus loin, plus haut et finit par me faire revoir, parmi vous et les vôtres, le premier cortège des pères de nos lettres et de notre art, celui qui va et vient de Racine à La Fontaine ou de Corneille à Bossuet… Merveilleuse réunion de morts immortels ! Devant elle, rien ne peut plus nous séparer de nos racines et de nos raisons.

J’entends par là que, près de vous, Messieurs, doit naturellement s’effacer un certain goût de séparation, de division, de schisme, qui est le mal de notre temps. Ici, l’on ne peut plus renvoyer le Génie au désert ni lui assigner pour ennemie la Société. La preuve du contraire est trop bien établie aux lieux où se déploient les plus hautes facultés personnelles, mais où se donnent cours les plaisirs et les forces du lien social. Ainsi le veut la nature quand elle est saine : un être exceptionnel, capable de créer quelque pensée ou quelque chant, se sentira toujours pressé du désir de rencontrer des êtres de son âge et de son métier, pour leur communiquer ses projets et ses rêves, leur montrer ses premiers essais ou délibérer avec eux des règles saintes de la langue ou des honneurs de quelque beau style nouveau. Il n’y a rien de plus humain : les ermites eux-mêmes éprouvaient le désir de se visiter. Ce que tout homme a de plus secrètement « sien » doit se développer au contact délicieux d’esprits fraternels. Les poètes en sont témoins comme les philosophes et les savants. Ronsard eut sa Brigade. Le Moyen Âge avait connu de tels rassemblements, au nord et au sud de la Loire. Il en fut de même sur l’Arno, jadis, pour le « cercle de Dante » avec Brunet Latin, Cino de Pistoie, Guide Cavalcanti. De même, de nos jours, le subtil et savant Carducci travaillait en « équipe » avec sa Société des amis pédants. Telle est non la contrainte, mais la joie de l’entraide. Celui qui sait, trouve plaisir à enseigner ; celui qui veut savoir, à interroger. Cela est vrai du vieil Homère au jeune Moréas, d’Aristote et Platon à Descartes et aux derniers élèves de Comte (…).

Dès la fin du premier Empire, l’esprit européen avait commencé une crise. Après un doute séculaire, on s’était mis à douter du doute lui-même. Des comparaisons s’étaient imposées. La critique de Pascal apparaissait plus forte que les reconstructions pascaliennes : la critique de Kant apparaissait plus forte que les reconstructions kantiennes. L’échafaudage neuf comportait autant et plus d’objections, de difficultés que l’ancien ; il en suscitait même de toutes nouvelles… Nos farouches démolisseurs ne voulaient point les voir. On comprenait bien leurs indulgences paternelles : naturelles, injustifiées ! Malgré eux, l’on se demandait si la raison, chose humaine, et bien imparfaite, mais, telle qu’on la voit exercée dans Aristote ou dans saint Thomas, ne soutient pas beaucoup mieux la Divinité, l’Âme, sa liberté, ses points de rencontre avec l’Univers, que les plus ingénieuses combinaisons du Fidéisme ou du Moralisme… Ces constructions sur pilotis, ces cabanes lacustres valaient-elles nos Palais du commencement ? Question, sans doute ! Simple question ! Seulement, lorsqu’il arrive que de telles questions soient posées par la Philosophie, l’Histoire, qui se décide rarement la première, se hâte de la suivre. Et alors, elle court ! Et cette grande maîtresse d’expérience entraîne à sa suite la Politique, qu’elle illumine et qu’elle excelle à retourner merveilleusement. La Politique française fut retournée quant à ses idées directrices. Si l’on me demandait où marquer le point décisif de cette Contre-Révolution des esprits, j’ai le droit de le saluer dans les paroles suivantes qui furent articulées sous cette coupole, le 21 février 1889, à propos de la célébration du centenaire de 1789 : « Si, dans dix ou vingt ans, la France est toujours à l’état de crise, anéantie à l’extérieur, livrée à l’intérieur aux menaces des sectes et aux entreprises de la basse popularité, oh ! Alors, il faudra dire que notre entraînement d’artistes nous a fait commettre une faute politique, que ces audacieux novateurs, pour lesquels nous avons des faiblesses, eurent absolument tort. La Révolution, dans ce cas, serait vaincue pour plus d’un siècle. En guerre, un capitaine toujours battu ne saurait être un grand capitaine : en politique, un principe qui, dans l’espace de cent ans, épuise une nation, ne saurait être le véritable ». Ainsi parlait M. Renan. Et, le principe qu’il condamnait déjà étant aujourd’hui vaincu dans le monde entier, de telles paroles doivent être pieusement recueillies pour attester et pour certifier que l’École française a marché la première dans la voie de cette Critique supérieure. Henri-Robert était-il ici, ce jour-là, sous cette coupole, parmi les auditeurs de Renan ? (…)

Avons-nous été assez fiers de la France ? Devant les renouveaux enflammés des nations voisines, n’avons-nous pas trop facilement accepté certains propos de dédaigneuse calomnie que l’on semait sur nous ? Notre prétendu manque de vigueur ? Ou de profondeur ? Notre légèreté ? Notre inconstance ? Ceux qui ont vu le paysan de France tenir quatre ans dans la tranchée (…) n’en sortir que pour la victoire ou la mort, tous ceux qui se rappellent notre épopée d’hier, sont édifiés là-dessus. Mais d’autres traits sont méconnus. Cette terre paysanne remuée et creusée contre l’envahisseur, est-ce que, pour une grande part, ce n’était pas le même paysan soldat qui l’avait façonnée, engraissée – et construite, c’est bien le mot ? Ces jardins, ces vergers, ces vignobles, ces champs de blé et de pâture sont nés, pour l’essentiel, du grand labeur des hommes, conduit de pères en fils, qui y incorporaient, avec leurs sueurs, le capital issu d’une épargne héroïque (…).

Ouvrons le livre que l’on tient pour notre Bible populaire, ce recueil des Fables, qui a tant contribué à la diffusion de notre langue classique au milieu des dialectes provinciaux : parce que les communes vertus des provinces les plus distantes s’y sont rencontrées, reconnues, saluées ; parce que tel conte provençal et telle fable champenoise sont comme frère et sœur. Livre simple, fort, un peu dur, et toujours référé aux lumières de la raison. Pendant la guerre, nos amis regrettés Capus et Bainville tiraient des Fables un véritable code de politique et de diplomatie. Le Fabuliste est le plus réaliste des hommes, il montre même un sens de l’utile qui fait trembler (…).

Un caractère si marqué a fait faire à la France un très beau compliment. On l’a dite la Nation-Femme. (…) On l’a saluée Reine de France, elle l’a été de tout temps. C’est pour elle que furent taillées et jetées dans les airs toutes ces grandes merveilles de pierres dures où de viriles mains inscrivaient le même cantique tendre et violent : Notre-Dame, que c’est beau ! Ce qui est vrai de sa maison l’est aussi de son culte. Cette beauté couvrit la France. Elle la couvre encore. Un Français a de la peine à comprendre comment, au XVIe siècle, la moitié de l’Europe a pu laisser tomber le culte de cette beauté. Les plus radicaux de nos incroyants gardent à Notre-Dame un repli secret de leur cœur. Sous l’étoile de Notre-Dame, devaient donc briller parmi nous, comme un chœur régulier de belles planètes, les Saintes Maries de la Mer, acclamées en Camargue par des multitudes de pèlerins ; la pénitente solitaire, sainte Marie-Madeleine, que nos rois sont allés visiter dans sa Baume ; sainte Anne d’Auray, l’éternelle duchesse de nos Bretons ; sainte Odile, impératrice de l’Alsace et de la Lorraine ; sainte Geneviève, protectrice et libératrice de Paris, et sainte Jeanne d’Arc, la Vierge, la Guerrière, la Fondatrice, Mère féconde des enthousiasmes et des dévouements nationaux : c’est pour elle que la jeunesse parisienne conquit, au prix de milliers de jours de prison, le droit, la joie, l’honneur de lui porter des fleurs en interminables cortèges, dans nos rues et sur nos boulevards.

Je ne raconte pas des histoires du Moyen Âge. Celle-ci va de l’hiver 1908 au printemps 1912. Et c’est aussi du ciel contemporain qu’une sainte Thérèse enfant a jeté la fraîche pluie de ses roses divines. Or, de quelle terre française est sorti ce tendre rosier ? De la plus vigoureuse. De la plus âpre aux travaux de la campagne et de la mer, aux échanges et aux industries. La province qui passe pour intéressée, processive, gagneuse, prompte à la malice et aux railleries ! Il est vrai que tout y fut surpassé encore par les hardiesses de l’esprit d’entreprise : après les océans du nord, elle a couru la mer latine, colonisé les îles de l’Asie, la Sicile, même une frange de ma Provence ! Néanmoins, en dépit de ses belles églises, de ses abbayes sans pareilles, de ses pèlerinages au péril de la mer, notre Normandie n’avait pas la réputation d’être mystique pour deux sous : et voilà que, de cette surabondante nature, a doucement jailli la grâce la plus haute du surnaturel le plus pur.

Comme on comprend qu’une telle Patrie de Saintes ait vu fleurir et prospérer tout ce que la religion comporte d’élans de charité et d’œuvres de miséricorde ! Et cependant l’esprit du catholicisme le plus mâle et le plus ordonné y est aussi remarquablement prononcé. L’anticléricalisme lui fait un cortège assez particulier. N’en soyons pas surpris. Cela tient à de très curieux mouvements, qui révèlent un sens ombrageux, pointilleux, et comme une pudeur, scrupuleuse ou féroce, de l’intégrité religieuse dans chacune des occasions ou la misère humaine peut transparaître sous la sainteté de l’Église. Pourtant, notre pays n’a jamais coupé l’amarre avec Rome. Ses chefs légitimes s’y sont toujours refusés. Et même ses autres chefs ! Dans la galerie de ces rois de France, qui ressemblent, de si près, au pays qu’ils organisèrent, on admire, aux points vifs, trois médaillons que l’on pourrait tenir pour les armes parlantes de leur romanité et de la romanité nationale : Clovis, seul roi barbare baptisé qui fût romain ; Henri IV, à qui la plus dangereuse, mais la plus énergique et la plus motivée des oppositions interdit de régner tant qu’il ne fût pas rentré dans l’ordre romain ; Louis XVI qui dut le principal de son martyre à sa fidélité au Pape romain… Cela n’est pas difficile à mettre d’accord avec certain gallicanisme, car unité n’est pas uniformité. La turlutaine gallicane ne me fera point prendre pour des contradictions ces complémentaires divers, assez conformes à l’esprit de synthèse qui m’a toujours défini l’âme de mon pays.

Comme chantait le poète divin : Âme de mon pays / Toi qui rayonnes, manifeste / Et dans sa langue et dans son histoire… Henri-Robert a-t-il pu se réciter l’invocation mistralienne quand de sombres pensées venaient assaillir le patriote aveugle, courageusement résigné à sa nuit ? Des ténèbres épaisses auxquelles il ne se résignait pas tombaient sur la France et la menaçaient durement au meilleur et au vif de sa claire synthèse. Il arrive aux plus belles choses de se défaire comme des fruits. Le sentiment de leur perfection ne les sauve pas. Cependant, Henri-Robert avait le droit de se dire qu’il n’en peut être ainsi d’une nation comme la France, car la courbe ondulée de sa suite historique comporte des remontées constantes et presque indéfinies. Quand elle paraît au plus bas, on entend éclater tout d’un coup la clameur virile : retrouvons-nous, rassemblons-nous, unissons-nous ! Voilà qui devait rendre espérance et confiance à un national de la trempe d’Henri-Robert. Certes, il avait raison, unissons-nous ! Mais, permettez à un autre national d’ajouter : connaissons les causes de la désunion si nous voulons en voir la fin. Nous voyons bien que les partis n’ont jamais été plus appliqués au jeu diviseur, mais nous ne devons plus ignorer que ces partis, autrefois tenus pour des malfaiteurs, ont fini par obtenir d’être proclamés le Roi et la Loi, et chacune de leurs royautés éphémères a été couronnée de riches dépouilles : il leur devient très difficile de renoncer à cette promesse, à cette tentation terrible de primes qui sont si nombreuses et si puissantes ! Il faut réfléchir à cela, parce qu’il faudra remédier, d’abord, à cela.

On voit, on sent, on plaint aussi le trouble de la volonté générale. D’où cela provient-il ? Il ne semble pas que la France soit atteinte d’un mal moral. Le cœur est resté bon. C’est la tête qui souffre. J’admire, pour ma part, qu’elle ait résisté à la confusion babélique de son langage. C’est avec une pitié triste qu’il faut considérer ce canton de notre vie publique. On n’y appelle plus liberté la liberté des bonnes choses et des braves gens, mais le débridement du Mal, l’émancipation des Mauvais. L’idée de la justice y est accablée presque enterrée sous les mortelles inventions de l’envie, de la jalousie, des haines sociales, et cela fait rêver d’une égalité funéraire, quand tout ce qui veut vivre revendique les hiérarchies de la nature et de la charité : la protection du fort au faible, le dévouement du faible au fort. Certes, on salue avec raison les drapeaux émouvants de la fraternité, mais on est obligé de se demander si ce beau symbole n’est pas une fable, quand il ne traduit plus que les noms de la tendresse et les simulacres de la douceur. La vraie Fraternité est celle qui saura et qui voudra rendre à notre monde les énergies lucides d’une Chevalerie nouvelle, au service du Beau et du Bien.

Mais ce qui mérite d’être sera. Qui voit clairement le mal où il est, mesure et délimite le champ de l’effort, et en assure le succès. Après tout, cette grave affaire de l’épuration de l’intelligence est une des questions où la France ne pourra pas être vaincue (…). Que la confiance aille donc à l’esprit ! À peu près comme pensait le vieil Hellène, l’esprit vient et il met toute chose à sa place. Dès qu’on s’affranchit du chaos, il n’est plus difficile de revivre et de repartir. Dès que le cœur, roi de la vie et roi du monde, a pris la raison pour ministre, il s’avance, allégé, il marche, libéré, dans la pure lumière qui lui permet de retrouver (…) son capital de bontés et de bienfaisances, franches de tout passif, et qui travaillent à reconstruire un noble avenir. Lourd de mystère, l’avenir ne se conçoit pas sans la protection et la médiation d’appuis mystérieux. Mais nos Puissances de sentiment ont été pénétrées et purifiées par une haute civilisation : une fois rétablies dans la sphère natale, elles y sont manifestement soutenues, enhardies de saintes promesses. Pour ma part, s’il faut l’avouer, je les entends chanter, et même rechanter, ces belles Puissances, dans un vieux Noël du XVIIe siècle, œuvre d’un chanoine avignonnais nomme Sabòli ou, comme on doit prononcer à Paris, Saboly. Ses poèmes n’ont pas cessé d’être l’honneur de nos églises, l’amour de nos champs et de nos foyers. Écoutez son cantique de la délivrance de l’homme : E leissen doun / E leissen doun / Li causo vano / E que nosti cor / E que nosti cor / Sonon plus fort / Que tóuti li campano.