Par Gérard Leclerc
« Dans les républiques démocratiques, la tyrannie laisse le corps et va droit à l’âme. Le maître n’y dit plus : ‘Vous penserez comme moi, ou vous mourrez’ ; il dit : ‘Vous êtes libres de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste : mais de ce jour, vous êtes un étranger parmi nous’ […] Quand vous vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur… »
C’est Alain Finkielkraut qui cite dans son récent essai (Pêcheur de perles, Gallimard), ce jugement de Tocqueville, en lui rapportant une illustration tout à fait probante. Oui, un refus du « politiquement correct » vous menace d’une sorte d’isolement moral, avec une réputation de pestiféré qui vous colle à la peau.
À ce propos, j’ai le souvenir très précis de mon ami Paul Yonnet me confiant qu’il était tenté de se retirer du combat intellectuel car ne jouissant d’aucune protection.
Cela se passe après la publication de son ouvrage prémonitoire (Voyage au centre du malaise français, 1993, réédité en 2021, coll. « Le Débat », Gallimard). Violemment attaqué à la parution de ce livre, notamment par Laurent Joffrin de Libération, le sociologue est alors en proie à un isolement moral, qui correspond au jugement de Tocqueville : « Vous êtes un étranger parmi nous ». Et pourtant, l’on sait aujourd’hui que son analyse sur les ravages de SOS Racisme et la déstabilisation de la conscience nationale a reçu l’approbation des meilleurs représentants de l’intelligence française : Claude Lévi-Strauss, Edgar Morin, François Furet, Alain Besançon, Annie Kriegel. Ils font part à l’auteur de leur approbation et de leur soutien, mais c’est par lettre privée. Yonnet devait tirer la leçon de son épreuve, en se reprochant « d’avoir sous-estimé la formation d’un véritable système d’intimidation et de coercition médiatico-politique, en train de scléroser le système politique démocratique, exactement comme les plaques de cholestérol et l’hypertension sclérosent peu à peu les artères et le système circulatoire ».
Cependant, ce système d’isolement et d’intimidation n’est-il pas relayé, et de plus en plus solidifié, par tout un dispositif de surveillance et d’interdiction légal ? Ainsi, par Libération du 14 mai, les conclusions du rapport de la commission d’enquête sur les fréquences TNT, ont été révélées. Selon son rédacteur, le député Insoumis Aurélien Saintoul, il s’agit « d’ouvrir une brèche dans le bilan de la libéralisation de la télévision ». De fait, il s’agit de renforcer la surveillance sur les chaînes de télévision, en développant un arsenal de sanctions plus dissuasif avec des amendes pouvant aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires. Il faudrait aussi renforcer « un pouvoir d’enquête sur pièces et sur place pour constater le fonctionnement et l’indépendance des rédactions ». N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu kafkaïen dans cette volonté d’assurer l’indépendance par un surcroît de surveillance bureaucratique ?
De fait, on conseille une augmentation des effectifs de l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique). Sans doute, une telle institution a-t-elle son utilité et même sa légitimité pour garantir un fonctionnement satisfaisant des moyens d’information, en évitant des dérives, celles dénoncées à l’enseigne des fake news. Mais les prétentions de certains vont jusqu’à un système de nature inquisitoriale et idéologiquement instrumentalisé. Il deviendra pratiquement impossible dans ce pays de déclarer son opposition morale à l’égard du développement considérable des avortements. Ne s’agit-il pas désormais d’un droit constitutionnel que d’aucuns imaginent opposable à toute objection de conscience ?
On serait donc tenté d’aller au-delà de la crainte exprimée par Alexis de Tocqueville. La tyrannie moderne qui concerne le contrôle des âmes développe une logique bureaucratique. Le contrôle des âmes deviendra donc une véritable institution.