En politique, il faut toujours revenir à l’histoire. C’est ce que propose Pierre de Meuse dans cette belle étude permettant de prendre du recul sur la second tour des élections législatives 2024. Une étude publiée sur JSF, sur lequel on pourra d’ailleurs en trouver d’autres dont il est possible de faire son miel. Des travaux de Pierre de Meuse on pourra aussi se procurer à la Librairie de Flore son ouvrage de référence sur les Idées et doctrines de la contre-révolution.
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Pierre de Meuse
Faut-il se répandre en invectives sur l’attitude de la classe politique lors de ce second tour ? Cela nous paraît futile. Certes, les médias avaient prophétisé avec horreur l’éventualité d’une majorité absolue du RN, mais personne n’était obligé de les croire.
Si, du reste, une telle hypothèse s’était réalisée, elle n’aurait pas été exempte de graves dangers : un gouvernement Bardella aurait fait face à une coalition jamais vue d’oppositions, il aurait dû résoudre une crise financière latente et se heurter à l’anarchie dans les rues. Tout cela n’a pas eu lieu, et les électeurs du Rassemblement national se lamentent sur l’injustice qui leur est faite, quand ils calculent qu’en fin de compte, un électeur du RN vaut la moitié d’un électeur LFI, alors même que le parti mélenchoniste présente un programme ébouriffant de folles propositions, allant du pillage fiscal généralisé à la dilapidation systématique, alliés à une immigration cauchemardesque (30 millions d’immigrés en cinq ans), et à une invraisemblable pagaille économique. D’autre part, la confection du « rassemblement de front populaire » et la mise à l’écart du RN nous promettent un pays ingouvernable écartelé entre des partis irréconciliables à un moment tragique pour notre pays. Tout cela est vrai, mais il nous semble que, même échaudé et grelottant, le sage ne doit pas s’étonner, encore moins s’indigner, que le feu brûle et que le froid réfrigère. La réalité à laquelle nous sommes confrontés en vérité, n’est pas nouvelle, elle a plus de deux siècles, et constitue une exception en Europe, une exception dont nous Français n’avons pas à être fiers.
De quoi s’agit-il ? Disons-le tout crûment : la république française partage avec la mexicaine la particularité d’être contaminée ab initio par une imprégnation idéologique exclusive, un syndrome qui ne l’a jamais quittée.
Pour découvrir sa nature et sa source, il faut revenir aux premières années du Directoire. À ce moment, la réaction thermidorienne menace de sanctionner tous les hommes qui ont été compromis dans les crimes de la révolution. Les Jacobins ont les mains souillées de sang ; ils concentrent sur eux la haine de leurs victimes. Cette hostilité est menaçante, et elle va engendrer chez eux une solidarité extrêmement efficace. C’est pourquoi pendant toute cette période et jusqu’au 18 Brumaire, les coupables vont multiplier les coups d’État pour empêcher le raccordement à la tradition qui aurait permis une réconciliation nationale et le retour de la monarchie légitime. Et après la prise de pouvoir par Bonaparte, ils veilleront à maintenir leur conjuration : Fouché, Cambacérès, Savary, tous auront beau recevoir les titres et les richesses que leur prodiguera l’Empire, ils s’attacheront à conserver à ce régime son origine révolutionnaire. Et lorsque le régime napoléonien s’effondrera, copieusement trahi par eux, ils continueront sous la Restauration et le Régime de juillet à exiger le maintien d’une définition de la France qui la faisait commencer en 1789. En 1870, la grande majorité d’entre eux a quitté ce monde ; mais le mécanisme a bel et bien été transmis aux républicains les plus déterminés comme Gambetta ou Clemenceau, Jules Ferry, Jules Grévy. Et lorsque la III° république s’installe solidement, elle va confirmer le suffrage à deux tours, tout en éliminant le droit de vote des militaires. Elle le fait pour deux raisons :
- D’abord parce qu’elle a pu constater sous le second Empire son caractère conservateur : le suffrage à deux tours permet d’éviter les changements brutaux de majorité qui peuvent se faire jour à l’occasion d’une mutation de l’opinion, comme c’est le cas dans le scrutin à un tour. Il favorise les partis organisés, et les royalistes, comme les bonapartistes sont lourdement démotivés et divisés. C’est en raison de ce caractère conservateur que des hommes politiques ou des journalistes de Droite comme Michel Junot ou Jean Ferré se sont prononcés jusqu’au bout en faveur de ce mode de scrutin.
- Ensuite parce que ce mode d’élection, qui permet les arrangements (les magouilles politiciennes) défavorise les nouveaux venus, qui priveraient par leur avènement les professionnels de la politique de leur gagne-pain. La IIIe république est, plus que la IIe, conservatrice de son pouvoir. Et celui-ci s’appuie sur une idéologie, celle des immortels principes qu’elle diffuse par tous les moyens. Lorsque, sous la IVe république, un orage électoral amènera à l’assemblée un nombre considérable d’élus hostiles au système, les partis au pouvoir n’hésiteront pas à invalider, sans raison valable autre que leur importunité, la plus grande partie des élus poujadistes. Là encore, le défaut d’organisation et l’absence de pensée cohérente seront fatals aux intrus.
Nous constatons que le même mécanisme vient d’être appliqué au Rassemblement national lors du deuxième tour des élections de juillet 2024. Entre nous, cela n’a rien d’étonnant. C’est même profondément logique. En fait, même si les ténors du RN déclinent sur tous les tons leur adhésion à la république, force est de constater que leurs protestations ne sont pas acceptées par la classe politique, et même par une bonne partie des Français. Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que la définition de la France donnée par le régime républicain est fortement teintée d’idéologie. La France selon Patrick Weil, a pu être définie dans son livre Être français, sans d’ailleurs être contestée par aucun homme politique du système, comme reposant sur quatre piliers constitutifs, à ses yeux, de l’identité nationale française : L’égalitarisme, la langue française, la mémoire positive de la Révolution, « que les Français partagent avec les Américains, mais qu’aucun autre peuple d’Europe ne possède » ; enfin la laïcité, c’est-à-dire l’indifférence aux particularités culturelles induites par la religion. Il est bien évident que cette définition, qui exclut les origines ou l’adhésion à celles-ci, comme aussi l’histoire et la culture, ne permet pas logiquement de justifier des restrictions à l’irruption d’étrangers sans nombre sur le territoire national. En effet, les décisions administratives ne sont pas exemptes de la censure de leur motivation, et le corpus législatif issu de la loi de 1972 les mettrait en opposition avec la loi s’il s’avérait qu’un autre principe s’y introduisait. La définition de la France ainsi donnée, purement abstraite, ouvre notre pays depuis plus de cinquante ans à tous les vents. Si le RN veut modifier cette vision des choses, il lui faudra remettre en cause beaucoup de soubassements idéologiques, ce qu’il n’a pas voulu faire, parce ce serait un travail considérable et risqué ; ou attendre que la situation calamiteuse de notre pauvre pays se soit encore aggravée, ce qui, malheureusement, ne peut manquer d’arriver. Telle est la dure réalité à laquelle notre école de pensée s’est trouvée confrontée pendant près d’un siècle. Et si le parti de Marine Le Pen voulait encore atténuer son opposition à l’immigration de masse, il perdrait la motivation principale – la seule, en fait – du vote en sa faveur. Un défi redoutable en vérité, pour lequel beaucoup d’habileté sera nécessaire.
Car être républicain, en France du moins, ce n’est pas seulement accepter des procédures politiques comme l’élection des représentants, la solidarité ministérielle ou la séparation des pouvoirs, c’est aussi croire (c’est effectivement une question de foi) à une conception nouvelle de l’homme en voie de réalisation, libre de s’arracher à ses traditions, n’ayant d’autre identité que celle dont il veut individuellement se doter, sans devoirs définitifs. Bien sûr, on pourrait imaginer que le mot ait un sens différent, par exemple être attentif à la santé de la res publica, mais la sémantique est, comme le disait Lacan, collective et nos choix personnels n’y peuvent rien. Il est dangereux, voire suicidaire de se déclarer en France antirépublicain, il est cependant hasardeux de croire qu’il suffit de s’y refuser pour être mis à l’égal des autres en vue de gagner les élections.