Emmanuel Macron avait beaucoup fait rêver sur le progressisme. Aujourd’hui, il est en perte de vitesse impressionnante comme le montre les élections européennes législatives. Mais au fond, qu’est-ce que l’idéologie progressiste ? La réponse se trouve dans « Le dictionnaire du progressisme », Éditions du Cerf, réalisé sous la direction de Christophe Boutin, Frédéric Rouvillois, Olivier Dard.
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Par Gérard Leclerc
Si le progressisme a adopté un grand nombre de désinences, il a trouvé en la personne d’Emmanuel Macron son modèle tout à fait contemporain. Plutôt que de s’inscrire dans l’opposition entre gauche et droite, le président entend recomposer le paysage politique selon le clivage progressistes-conservateurs. Les seconds seraient voués au passéisme, les premiers seraient des réformateurs n’ayant de cesse « d’embrasser la modernité ». Et celle-ci se veut, assez classiquement, dans la ligne des Lumières. Frédéric Rouvillois qui a déjà publié un essai significatif sur le macronisme et sa parenté avec le saint-simonisme peut résumer sa philosophie : « Le progressisme présente un caractère prescriptif, et quasi religieux, ce qui n’étonne pas chez cet ancien élève des jésuites passé à Kant et aux Lumières : la foi dans le progrès, la raison et l’émancipation constituant les bases d’une nouvelle sacralité centrée autour de l’homme et de ses droits, destinée à se substituer aux religions du passé, épuisées, discréditées et en voie de disparition ».
On se souvient des meetings de la première élection présidentielle de Macron, qui se terminaient crescendo en de véritables professions de foi gutturales. C’était bien l’affirmation d’une conviction extrême de qui voulait bouleverser le jeu. Loin de se résumer en habileté opportuniste – en quoi il se montre également expert –, le macronisme entend changer la scène politique et le débat idéologique. Et ce dernier mot ne lui fait pas peur : « Ce que je vous propose, c’est le grand combat de la volonté et de l’optimisme contre la nostalgie. De la transformation profonde contre l’immobilisme ou la nostalgie ». Si l’homme ne se veut pas philosophe, il n’en est pas moins pétri de philosophie, pas seulement à titre d’assistant de Paul Ricœur (ce qui pourrait plaider en sa faveur). C’est un des motifs qui a conduit Christophe Boutin, Frédéric Rouvillois et Olivier Dard à entreprendre un Dictionnaire du progressisme « afin d’éclairer le contenu et le champ d’un concept de plus en plus évoqué sans pourtant que l’on tente d’en définir les fondements […] ».
Je n’aurai pas la prétention de résumer pareille richesse d’investigation. Peut-être le nom de Condorcet pourrait-il permettre une première plongée dans cette enquête, parce que le penseur est particulièrement rigoureux : « Libéral optimiste en économie et ami de Turgot, rationaliste empiriste en éducation, républicain anticipateur des courants issus de la Révolution (mais tout d’abord en faveur d’un système censitaire), Condorcet n’est pas utopiste, tout en étant un visionnaire devenu la bête noire des montagnards et de jacobins ». Cette remarque de Lucien Jaume permet de comprendre qu’un certain optimisme ne se traduit pas forcément en utopisme radical.
Patrice Gueniffey reprend la même thématique dans son article sur la Révolution française, en montrant comment le même Condorcet, avec Lavoisier, s’est trouvé en opposition avec un mouvement révolutionnaire qui s’affranchissait des rigueurs de la Raison : « La Révolution connaissait à son tour la querelle des Anciens et des Modernes et, contre Voltaire et les encyclopédistes, elle avait fini par choisir le Rousseau du Discours sur les sciences et les arts contempteur de la raison, de la richesse et du progrès ». Deux conceptions s’affrontent : « Robespierre ne dénonçait-il pas la désespérante Raison et ne rappelait-il pas comment les philosophes avaient persécuté Jean-Jacques Rousseau parce qu’il avait marqué les limites des bienfaits supposés du progrès ? Et les besoins de l’âme ? Et la vertu indispensable de la République ? »
Néanmoins, Patrice Gueniffey se distingue de Lucien Jaume, parce que, pour lui, Condorcet est tout de même un utopiste. Avec Robespierre, il postule qu’il n’est pas impossible d’engendrer des hommes nouveaux. Mais l’utopie scientiste s’oppose à l’utopie morale. L’une et l’autre sont en tension. Sont-elles exclusives ? Sans doute pas. L’exemple du saint-simonisme n’est-il pas significatif d’une alliance entre un certain rationalisme et une nouvelle religion ? On a pu discerner chez un Teilhard de Chardin, dans sa volonté de mettre en cohérence science et religion, une nouvelle gnose, supérieure à bien d’autres tentatives mais conforme à un certain esprit du temps. Le négatif n’est pas absent de la pensée teilhardienne, comme l’a montré le Père de Lubac, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de projections progressistes.
La principale de ces projections, c’est Karl Marx qui l’a inventée, en dépit de la présence de ce négatif dans la lutte des classes qu’il privilégie, car, avec la victoire du prolétariat et le passage par sa dictature, c’est bien la fin de l’histoire qui se trouve inaugurée. Une fin de l’histoire que le libéralisme a pu s’approprier curieusement après la chute de l’empire soviétique. C’est un monde nouveau qui doit surgir. L’espérance eschatologique est ainsi transposée dans l’horizon temporel. Le progressisme chrétien, qui a dominé le champ de la culture religieuse de l’après-guerre s’explique tout entier par la contagion des messianismes. Le dominicain Jean Cardonnel, au lendemain de son voyage en Chine maoïste, avait voulu me persuader que le grand timonier avait créé un véritable Eden, qui comblait ses vœux de chrétien d’avant-garde !
Nous sommes aujourd’hui très loin des mirages de la Révolution culturelle chinoise qui séduisit une partie impressionnante de notre intelligentsia. Mais le progressisme, dans ce qu’il a de perpétuellement inventif, a trouvé de nouveaux champs d’expérimentation. Celui de la biologie est aujourd’hui privilégié, en dépit des mauvais souvenirs laissés par l’eugénisme nazi. Pierre-André Taguieff résume bien le problème en signalant « les capacités d’action de l’espèce humaine sur elle-même (…) que les optimistes enthousiastes pensent envisager, par-delà l’éradication de la plupart des maladies et l’amélioration des performances intellectuelles, la perspective de créer une nouvelle humanité qui incarnerait les valeurs faustiennes de santé parfaite, de jeunesse éternelle et d’immortalité ». La perspective de « l’homme augmenté » laisse place à des anticipations qui font frémir et nous obligent plutôt à nous interroger sur ce que Gunther Anders appelait « l’obsolescence de l’homme ».
Le progressiste n’est pas toujours dans une telle trajectoire. Heureusement. Mais laissé à lui-même, sans contrepoids d’une sagesse, éventuellement conservatrice, il peut conduire à de dangereux basculements. C’est pourquoi on ne peut que rejoindre les trois directeurs de ce dictionnaire. Face à l’hubris moderne ou post-moderne, il convient de remettre en valeur l’importance de la prudentia, qui ne signifie ni immobilisme ni opposition stérile, mais vigilance pour qu’un « avenir radieux » ne se termine pas en cauchemar.