Marc-François de Rancon
Il fut un temps où Sciences Po signifiait autre chose que terrorisme intellectuel et physique, islamisation et antisémitisme. Jusque vers l’an 2000, tout au plus, la rue Saint-Guillaume était un lieu d’excellence et d’ouverture. On y apprenait à observer et à réfléchir. On y savait par exemple qu’un système électoral majoritaire, qu’il comprenne un ou deux tours, produit mécaniquement, à court ou moyen terme, le bipartisme.
Que cette partition en deux se réalise entre deux partis ou entre deux coalitions, cela ne change rien à l’affaire. Si ce sont deux grands partis ou fédérations qui dominent l’alternance, preuve est ipso facto faite. Si ce sont de part et d’autre des alliances, c’est-à-dire soit des confédérations soit des unions de circonstance, le raisonnement demeure exact.
En effet, si les blocs de gauche et de droite sont eux-mêmes divisés, soit l’un, soit l’autre, soit les deux simultanément, on peut être égaré par l’illusion de voir un tripartisme ou un quadripartisme. Mais ce n’est qu’apparence momentanée. Car à l’intérieur de chaque bloc, idéologiquement mais surtout du fait de la répartition numérique des sièges, conséquence du système électoral majoritaire, se produit le même phénomène qu’au niveau supérieur. À savoir que l’une des tendances de chaque bloc finit toujours par devenir prééminente dans le périmètre commun. Donc, que l’on parte de 4 ou de 3 ou de 2, on finit toujours à 1 face à 1, c’est-à-dire à 2. Quod erat demonstrandum.
C’est la logique inéluctable du système électoral. Et encore, en France elle est atténuée et retardée dans ses effets par l’organisation de deux tours de scrutin. En Grande-Bretagne,par exemple, la conséquence – sous forme de bipartisme – du système électoral majoritaire est plus forte et plus rapide. D’une part, car il n’y a qu’un tour, ce qui par définition empêche les « arrangements » nationaux ou locaux entre les deux tours ; d’autre part, car le système est à la majorité relative et non à la majorité absolue : est élu le candidat ayant recueilli le plus de voix au tour unique – qu’il ait rassemblé plus ou moins de 50% des suffrages n’importe pas. Au Royaume-Uni, du fait du système électoral, il n’y a ainsi place que pour deux grands partis. Quand un troisième émerge, soit il prend la place de l’un des deux majeurs (ce qui s’est passé historiquement), soit il demeure marginal en sièges et finit par disparaître (ce qui s’est passé historiquement aussi).
On pourrait certes opposer deux objections en ce qui concernela France :
• Le tripartisme existe, la preuve c’est qu’il y a un centre qui fait et défait les coalitions, même sous la Ve république : au demeurant ce centre (souvent « extrême-centre ») gouverne en France depuis 2017 et avait déjà connu un septennat sous Giscard.
• Gauche et droite, il y longtemps que ça ne veut plus rien dire.
Ce serait commettre une double méprise, en se limitant ici encore aux apparences de l’instant. L’efficacité, en politique, repose en partie sur la prise en compte du facteur temps, un des principes de réalité fondamentaux :
• Non, le centrisme n’existe pas de façon pérenne. Surtout pas dans un système électoral majoritaire. Pas de consistance idéologique, encore moins de doctrine, si ce n’est le dépassement et l’effacement de la nation France par « l’Europe » ou l’alignement sur les États-Unis d’Amérique. Nous allons le voir ci-après, ces seuls choix trahissent déjà l’appartenance à l’un des clans du duo gauche/droite. Pas de centrisme non plus en ce qui concerne le profil politique ou psychologique des responsables (depuis le MRP jusqu’à Renaissance en passant par toutes les chapelles et acronymes des 80 dernières années) : soit ce sont des transfuges de gauche ou de droite, soit ce sont de simples opportunistes souvent carriéristes, avec cumul possible.
• Oui, la différence entre la gauche et la droite perdure, elle ne fait même que s’amplifier. Ceux qui la nient et prétendent depuis plus d’une décennie l’avoir enterrée auraient besoin d’un ophtalmologiste, ou juste d’un bon opticien. Ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir ce qu’ils voient, à savoir que le « clivage » ne passe plus par les mêmes critères que lors de la période 1789-94 (Montagne/Plaine, Jacobins/Girondins), de la confrontation 1870-77 (Monarchie/République), de la IIIeou de la IVe république (laïcards/cléricalistes, anti-communistes/totalitaires-marxistes).
Les lignes de fracture passent ailleurs : l’identité nationale et culturelle, la hiérarchie des normes (niveaux local-régional-national-européen-panaméricain), l’immigration, le rôle de l’État dans l’économique et le social, la sécurité intérieure et extérieure, la proportion entre revenus du travail et de l’assistanat, la fiscalité globale incluant les charges sociales, la liberté d’entreprendre, de penser et de s’exprimer. Sur tous ces points, il existe indéniablement un positionnement de gauche et de droite, ils sont différents et même, la plupart du temps, antagoniques. Les « centristes » se déterminent au cas par cas. Ce qui au demeurant enlèverait toute homogénéité à leur pensée politique, s’il en existait une autre que la gamelle au quotidien matériel. Ou la satisfaction infatuée et rassurante du « juste milieu » en ce qui concerne les idées.
« Ni droite, ni gauche », c’est au mieux une nostalgie de l’esprit de la Révolution nationale (nous sommes 84 ans plus tard) ou une réminiscence du slogan électoral du « Grand Jacques » (nous sommes 88 ans plus tard). N’est pas le Maréchal ou même Doriot qui veut. Aujourd’hui, en 2024, la formule embrouille les électeurs, voire dissuade les citoyens de voter.
Car précisément de nos jours, n’en déplaise aux médias, aux « experts » plus ou moins autoproclamés, aux chefs des partis politiques qui pensent rassembler avec un coup d’avance alors qu’ils divisent avec un coup de retard, un constat s’impose : sur les enjeux de société essentiels, la différence entre la droite et la gauche existe, que ce soit dans les réflexes, dans les comportements ou dans les idées. Et même sur l’échiquier politique : la mondialisation heureuse pour les uns, dramatique pour les autres, l’immigration chance pour les uns, cauchemar pour les autres, la sécurité relative pour les uns, la peur au ventre pour les autres, ce sont des faits, pas du ressenti. De l’extrême-gauche sous tous ses noms (vieilles officines trotskistes ou maoïstes, LFI, NPA, PC, EELV, etc.) aux macronistes sous tous leurs pseudonymes (En marche, Horizon, Renaissance, Ensemble), en passant par le centre-gauche selon toutes ses variantes (PS, MODEM, radsocs ou du moins ce qu’il en reste, etc.) nous avons affaire, avec des nuances certes dans les moyens mais avec convergence de vues sur les objectifs essentiels, à un bloc de gauche.
En face un bloc de droite, même s’il ne veut pas se dire tel (l’UNR-UDT, le RPR, les « gaullistes » en général à l’époque ne voulaient surtout pas, eux non plus, de l’étiquette « droite ») mais c’est le sentiment de leurs électeurs, c’est-à-dire le RN et des satellites (Reconquête) ou des personnalités fortes mais isolées. LR, en dissolution lente mais permanente jusqu’à disparition, c’est moitié-moitié, une plus grande moitié des adhérents et des électeurs plutôt à droite, une plus grande moitié des élus et permanents plutôt à gauche.
Si depuis juin-juillet 2024 certains évoquent la fameuse « crise de régime », qui permet de tout expliquer en n’expliquant rien, c’est tout simplement que le pays légal se trouve plus que jamais dissocié du pays réel. La droite (les nationaux et les populistes, plutôt périphériques ou carrément ruraux, enracinés) a recueilli en première intention plus de suffrages que la gauche (les mondialistes et les élitistes, plutôt urbains et franchement métropolitains, cosmopolites). Or, moins d’un mois après le coup de tonnerre des européennes, le second tour des législatives a produit une assemblée dite nationale avec des tendances majoritaires exactement inversées par rapport à celles exprimées dans les urnes. Jamais le divorce entre le légal et le réel n’a été si prononcé ni dangereux, en particulier pour l’unité nationale. Les combinaisons d’appareils, de partis, de personnes représentent bien sûr une cause. Une autre en est le dévoiement des institutions de la Verépublique, par exemple le remplacement du septennat renouvelable sans limitation par un quinquennat réduit à deux exercices consécutifs en ce qui concerne le chef de l’État, ou bien la synchronisation entre élections législatives et présidentielles, ou encore la modification des conditions de renouvellement du Sénat.
Crise de régime ? Vraisemblablement. Mais un changement de république ne résoudrait rien. Le pays a déjà essayé cinq fois. Crise de la République ? Certainement. Seul un régime politique monarchique peut convenir à la France, surtout à une période où son existence même en tant que pays souverain est en jeu. La nation française a déjà cédé trop d’attributs de cette souveraineté. L’État qui, dans le cas de la France, en constitue le garant et devrait être le protecteur du peuple, se délite, voire conspire à sa disparition. Le chef d’État, qui peut remettre les pendules à l’heure et l’église au centre du village, ne peut pas être désigné par des manipulations de second tour, au demeurant versatiles : ne serait-ce qu’au titre de la pérennité et de la légitimité, il faut que ce soit le roi. Lui seul peut, non pas diviser ou choisir la droite ou bien la gauche, mais les dépasser au nom de l’unité nationale, du bien commun et de l’intérêt général.
Tout cela, nous le savions, certes. Mais les péripétiesélectorales et les manœuvres politiciennes des derniers jours viennent nous le rappeler crûment. Le retour du réel en quelque sorte. Faisons que le légal suive.