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Plaidoyer pro Deo

Isidore Rouvier

Qu’il est difficile, même après l’Histoire, de sortir du marxisme et de la lutte des classes ! Et comme il serait tentant, jusqu’à la fin des temps, de se trouver toujours un prolétariat de substitution… De garder une petite dose d’espoir malgré tout, malgré la disparition définitive de Dieu dans nos consciences, et de fuir encore un peu plus loin, toujours plus loin, oublier un peu plus la conspiration de nos irresponsabilités individuelles devant la catastrophe générale, en contemplant envieusement, de manière toujours renouvelée, une nouvelle chimère.

Après avoir nié pendant plus de quarante ans la théorie soi-disant complotiste du « Grand Remplaçant », la gauche mise désormais, de manière plus ou moins officielle, sur le peuple de substitution – comme par magie déjà là ! –, sur un flux de migrants ininterrompu pour les siècles qui viennent, elle mise sur cette « Nouvelle France » chère à Jean-Luc Mélenchon, cette table rase sans retour. À droite, voire à « l’extrême-droite » ainsi que l’on continue fort comiquement de qualifier le parti de Marine Le Pen, on se plaît à flatter, dans le sens du matérialisme le plus primaire, une « France périphérique » en grande partie mythifiée. Certains équilibristes enfin, marxistes aguerris devant l’éternel – je pense ici à ce pauvre François Bégaudeau, cet insupportable cuistre autoproclamé bourgeois le plus anti-bourgeois de France –, chez ces équilibristes du marxisme post-historique donc, on rêve d’une Internationale française de la dépossession, de la Seine-Saint-Denis au fin fond de la Creuse.

Mais nous voici, et voici avec nous la France entière, tout au bout de l’effroyable cycle révolutionnaire qu’elle aura initié quelques siècles plus tôt ; nous voici dépossédés de tout, déspiritualisés jusqu’à l’os, tout au bout de l’émancipation fallacieuse des masses, au bout d’une humanité entièrement déconstruite et extrêmement fière d’avoir baissé la garde devant le Mal depuis trois siècles. Si bien que l’on pourrait aujourd’hui pratiquement retourner les termes de la fameuse maxime de Joseph de Maistre en écrivant : « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des consommateurs, des touristes, des oligarques ; je sais même, grâce à Bilal Hassani, qu’on peut être LGBT ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ». Oui, le principe révolutionnaire aura tout balayé, tout emporté avec lui, et voilà que s’achève sa grande circonvolution autour de notre pauvre Occident. En voulant le déifier, l’humanisme moderne, au-delà de toutes ses attentes initiales, aura réussi la prouesse de détruire l’être humain ; plus d’homme nulle part, mais le post-humain partout. Nous voilà revenus aux commencements des Temps, éreintés déjà par une immense fatigue existentielle, flottants dans de pauvres corps désincarnés, perdus dans un monde si neuf, et en même temps si vieux, où toute chose repose désormais à l’envers.

Si je croisais ma grand-mère au coin d’une rue, ma grand-mère tatouée – une part de pizza dégoulinante sur la cuisse et une étoile sur le coude –, ma grand-mère siliconée des seins à la tête, ma grand-mère piercée – un anneau au beau milieu de la cloison nasale, comme la dernière des vaches que son père allait traire avant la fin du monde –, ma grand-mère perfusée de rap et de porno, le regard satisfait et rempli d’un crétinisme stratosphérique ; serait-ce encore là ma pauvre grand-mère adorée ? Il en va hélas de la France de Clovis et de Jeanne d’Arc comme de ma pauvre grand-mère. Et si l’une, morte et enterrée – paix à son âme ! –, jouit actuellement, je le crois, du plus grand des repos dans le plus doux des royaumes qui soit, que penser du cadavre de cette pauvre France, de ce malheureux cadavre si malmené que l’on continue pourtant à travestir quotidiennement de toutes les couleurs ; de ce drôle de cadavre exposé au grand jour, en pleine décomposition, en proie à la prolifération des pires bacilles jamais observés à sa surface de mémoire d’homme ?

À Dieu ne plaise, il est vrai que nous n’avons pas tous les jours un Juda sous la main pour nous mener au tombeau et permettre notre résurrection. Que serait devenu le Christ sans Juda ? Un vieillard mourant de sa bonne mort ? Un énième prophète vétérotestamentaire ? Qu’est-ce que notre civilisation chrétienne sans l’intervention providentielle du pauvre et malheureux Juda, sans l’intervention de ce traître si nécessaire ? Mais notre époque demeure minable à tout point de vue, dépourvu du moindre génie, ne serait-ce que maléfique ; et jusque dans la traîtrise elle peine à exceller. Nous vivons comme bloqués après l’Histoire, dans l’anti-monde du simulacre perpétuel, celui d’après le péché et d’après toute possibilité de rédemption. Continuerons-nous encore longtemps de laisser le temps s’écouler dans le vide, de laisser à des hommes politiques déboussolés le soin d’envisager une sixième, puis une septième et une huitième République, tout en les laissant orchestrer simultanément, dans un chaos plus ou moins maîtrisé, l’accouchement d’une « Nouvelle France » ? Il faut avoir aperçu les visages satisfaits de tous ces sinistres ectoplasmes plus ou moins maçonniques entériner pompeusement l’inscription de l’IVG dans la Constitution pour comprendre la fin de la France ; revoir leur petite joie morbide devant ce qu’ils croient être définitif, éternel car constitutionnel, dans leur petit monde aplati d’après l’Histoire. Combien de temps se serait éternisé ce simulacre de Russie qu’était l’URSS sans l’intervention douloureuse mais nécessaire de Gorbatchev, sans le Juda ici aussi providentiel qui permis la résurrection de la Sainte et Éternelle Russie ? Admettre que la France est morte, sans attendre désespérément notre propre Juda, c’est déjà préparer le retour du Roi en vue de sa résurrection.

Car la tâche du Roi qui vient sera herculéenne ou ne sera pas. Le retour physique du Roi implique la résurrection du Père dans nos consciences, comme la résurrection du Père dans nos consciences implique le retour physique du Roi. Le retour du Roi, c’est l’arrêt de la fuite séculaire des hommes – en ce qui nous concerne, des Français – devant Dieu, c’est le retour définitif d’Ulysse à Ithaque, sur ses terres, c’est la joie sans équivalent d’un fils qui retrouve la patrie qu’il croyait perdue. La tâche du Roi qui vient est hors de toutes mesures humaines, en tout cas à mille lieues de tous les sempiternels programmes politiques d’experts comptables auxquels, comme une drogue douce, nos compatriotes se sont peu à peu accoutumés. Le véritable retour du Roi, comme le prévoyait déjà Joseph de Maistre, sera le contraire d’une Révolution ; il s’agira pour lui de remettre chaque chose à l’endroit. Et comment remettre le monde à l’endroit sans envisager à aucun moment l’aide de Dieu le Père ? Tous les faux-prophètes, les bonimenteurs d’un soi-disant bon sens populaire ou d’une éventuelle décence, toujours plus anecdotique, de gens prétendument « ordinaires », en repoussant le constat de la fin de la France à une échéance toujours plus lointaine, font office de parfaits petits criminels qu’il nous revient aujourd’hui de combattre.

La vie de l’homme sur la terre est un combat, ainsi que nous le souffle Job depuis la nuit des temps ; voilà ce que l’anthropologie libérale forcément libertaire feint d’oublier – par bêtise ou par ruse ? – quand elle nie l’existence du Mal et enjoint à l’homme de fuir le combat qui lui est destiné depuis sa Chute pour jouir enfin paisiblement du monde. La tâche du Roi-berger qui vient, devant l’infinie dispersion et l’immense bêtise du troupeau qui l’attend, nous l’avons déjà dit, sera démesurée. Son bras devra se montrer le plus ferme possible et son épée ne pas trembler au moment de rompre les chaînes infernales qui nous enserrent dans le matérialisme responsable de notre désincarnation. Qu’il ne sous-estime surtout pas notre faiblesse et sache lutter férocement contre ce terrible poison du laxisme, ce véritable adversaire de notre civilisation toujours plus décontractée, ce véritable fascisme propre à notre société terminale de consommation intégrale, ainsi que l’avait parfaitement compris Pasolini, ce drôle de chrétien prophétique. La Sainte Inquisition, dès lors, ne sera plus pour nous, à notre plus grande joie, que le simple souvenir d’une petite messe de répétition pour enfants de cœur espagnols.

Si de tels exploits nous ne sommes plus capables, que les choses au moins soient claires pour chacun de nous ; et que cet interminable cirque morbide autour du cadavre de la France prenne fin sans plus tarder. D’autres que nous – aidés d’un autre Dieu ? – se chargeront à notre place de combler l’immense vide dont nous avons laissé nos âmes se remplir mortellement jusqu’à ras bord.