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Boutang ?

Par Gérard Leclerc

Voici la troisième partie de l’entretien de Gérard Leclerc réalisé par l’abbé de Tanoüarn sur Radio Courtoisie. Dans la seconde, nous avons découvert un maître trop peu connu de l’Action française après la mort de Maurras : Pierre Debray. Maintenant, voici Pierre Boutang que Maurras considérait comme son héritier et à qui il demanda en 1947 de réaliser l’éditorial du nouveau journal royaliste : Aspects de la France, dont la succession est aujourd’hui assurée par Le Bien Commun.

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ABBÉ DE TANOÜARN – Maintenant, pour donner une image complète de ce qu’a été cette « autre Action française », celle d’après la mort de Maurras, il faut aussi, après avoir parlé de Pierre Debray, évoquer la figure hors normes de Pierre Boutang. On ne peut parler de l’un sans l’autre…

GÉRARD LECLERC – Absolument. Vous avez rappelé que Pierre Boutang était un normalien, agrégé de philosophie. Dans l’immédiat avant-guerre, à l’École Normale, il s’était créé des amitiés, notamment avec quelqu’un dont on parlera beaucoup par la suite : Maurice Clavel. Clavel avait alors rejoint le Parti populaire français de Jacques Doriot, cet ancien dirigeant communiste, pratiquement l’alter ego de Maurice Thorez, qui avait viré au nazisme. Sous l’Occupation, il est devenu un collabo farouche, et a été tué en Allemagne en 1945, bombardé par un avion américain. Il accompagnait ainsi dans leur sort tragique les milliers de jeunes gens qu’il avait entraînés sur le front de l’Est. Clavel en aurait sûrement fait partie si Boutang n’avait pas réussi, en 1938, à l’arracher à Doriot et à l’emmener vendre l’Action française avec lui dans les rues de Paris ! Pourtant, en 1968, ils devaient se retrouver de deux côtés différents. Oui, c’est encore toute une histoire… En 68, Clavel a voulu amener la contestation étudiante à un retour au christianisme. Et dans les années 1970, il a publié un livre extraordinaire intitulé Ce que je crois, où il raconte sa conversion, ce livre a eu à l’époque un retentissement considérable. Et il a sorti un pamphlet contre le catholicisme de gauche à tendance communisante, intitulé Dieu est Dieu, nom de Dieu ! J’étais alors très proche de lui.

Bien. Mais fermons la parenthèse « Mai 68 » et revenons à Pierre Boutang.

Le jeune Boutang a très vite été repéré par Maurras qui discernera en lui un successeur possible. Avant la guerre, il a écrit dans l’Action française, et même un temps rédigé la revue de presse. Robert Brasillach le cite à la fin de Notre avant-guerre : allant rendre visite à Maurras, il rencontre Boutang et parle de lui comme d’une sorte de « Bonaparte jeune ».

En octobre 1941, contre le souhait de Maurras qui aurait voulu le garder à proximité de lui, Pierre Boutang obtient un poste de professeur de philosophie au Maroc. Là, il sera de ceux qui prépareront le débarquement des Alliés anglo-américains en Afrique du nord, avant d’aller rejoindre le général Giraud à Alger.

La situation à Alger est alors très compliquée, parce que l’on s’aperçoit que De Gaulle n’était pas du côté des Américains…

Et Boutang, lui, n’était pas du côté de De Gaulle, mais de celui de Giraud. Il le paiera durement : à la Libération, il sera interdit d’enseignement et privé de traitement. C’est ainsi qu’il va se replier sur le journalisme et devenir l’éditorialiste d’Aspects de la France, avant de fonder en 1955 son propre journal, La Nation française, qui devait s’arrêter en 1967, quelques mois avant Mai 68.

Il se trouve qu’à ce moment-là, le ministre de l’Éducation nationale, Alain Peyrefitte, avec l’accord de De Gaulle, réintègre Boutang dans l’Université. Il va être nommé professeur de terminale au lycée Turgot à Paris, puis au lycée de Saint-Germain-en-Laye et, en 1976, élu à la Sorbonne, où, en dépit d’une cabale virulente contre lui, il va prendre la succession d’Emmanuel Levinas à la chaire de métaphysique. Levinas considéra comme un « honneur » que Boutang prenne sa succession.

Boutang a beaucoup concouru à lever les difficultés nées de l’antisémitisme traditionnel de l’Action française.

Ah là là ! Oui, c’est toute une histoire !… L’antisémitisme de Maurras n’était pas raciste mais purement politique, et c’est pour des raisons politiques que Boutang va y renoncer, parce qu’il estime que l’État d’Israël est la pointe avancée de l’Occident, son ultime front de défense.

Et aussi pour des raisons philosophiques. D’une certaine façon, il va précéder le concile Vatican II. Il va s’intéresser à la pensée d’un grand philosophe juif, Martin Buber, qu’il avait rencontré avant la guerre aux Décades de Pontigny où se réunissait la fine fleur de l’intelligentsia. Avec sa tête de patriarche, Buber avait beaucoup impressionné son épouse Marie-Claire et lui. Je me rappelle une conversation où Boutang expliquait que son approche de la Bible, il la tenait moins de l’Église que de Buber !

Quand il a été nommé au lycée Turgot, à Paris, il s’est retrouvé dans le lycée le plus juif de Paris. Je pense que, de la part des bureaucrates de la direction de l’enseignement, il y avait cette idée malveillante : envoyons Boutang dans le lycée le plus juif de Paris, cela provoquera un scandale, il ne tiendra pas quinze jours !

Ce qui s’est passé, c’est que Boutang a séduit d’une façon extraordinaire sa classe de jeunes juifs, allant même s’y attacher des amitiés définitives, notamment avec un de ses disciples, Michael Bar Zvi. On m’a raconté la première classe de Boutang à Turgot : il leur a fait un cours biblique, sur Jonas, je crois. Et en sortant de classe, ils se sont dit : mais qui est ce bonhomme ?

Plus tard, Boutang m’a expliqué : « Vous comprenez, on m’avait envoyé dans une classe de jeunes juifs complètement déjudaïsés ! Mon travail a consisté à les rejudaïser en leur donnant une culture biblique qu’ils n’avaient pas ». On voit là un aspect tout à fait caractéristique de Pierre Boutang.