Par Marc-François de Rancon
Le talentueux Sacha Guitry, amoureux de la France au point d’en symboliser la culture et l’élégance, était habité par nos traditions, ainsi qu’érudit quant à notre histoire. Il avait pour habitude de répondre, quand une relation ou un cuistre lui lâchait un banal « quoi de neuf ? » : « Molière ».
Ce n’est pas le moindre mérite de la récente réédition du Corneille de Brasillach que de nous rappeler les liens de filiation entre l’œuvre de Pierre Corneille et celle de Jean-Baptiste Poquelin. Sans constituer l’essentiel de la monographie consacrée en 1936, tricentenaire du Cid, par Robert Brasillach à Pierre Corneille, la parenté de vision du monde, de la France et du théâtre, partagée par les deux Rouennais, est évoquée. Au point que l’on saisit que l’universalité et l’intemporalité de la condition humaine écrite et jouée par Molière n’eût vraisemblablement pas existé, du moins telle qu’elle a été fixée dans son opus de l’époque, sans l’inspiration bienveillante de Corneille, fond comme forme.
Il s’agit d’une initiative de salubrité intellectuelle et culturelle que vient de réaliser l’Association des Amis de Robert Brasillach, sous la marque tellement évocatrice Éditions Les Sept Couleurs. Tous les thèmes qui taraudaient les esprits au long du Grand XVIIe siècle français résonnent encore aujourd’hui ; et, au passage, ont inspiré au siècle dernier l’immense poète, écrivain et journaliste que fut Robert Brasillach. Avec des angles qui lui sont propres, une plume enchanteresse, ce mélange d’analyse profonde et simultanément de mise en perspective donnant du sens, toutes marques de fabrique de son génie littéraire et philosophique, l’auteur renouvelle l’image quelque peu traditionnelle, pour ne pas dire scolaire, que nous pouvions garder du dramaturge. La contextualisation par Brasillach de l’œuvre de Corneille, dans sa vie privée et dans les événements politiques et littéraires de l’époque, se révèle précieuse pour notre entendement.
Au-delà du travail universitaire, augmenté de l’érudition et de l’originalité « normaliennes » de Robert Brasillach, on se délecte des rapprochements, peu nombreux mais bien vus, avec l’actualité politique nationale et internationale des années 1930. Rodrigue et Horace sympathisants (en idées) du Duce, c’est savoureux et, somme toute, fondé. Des vers comme « Ah, ne me brouillez point avec la République !… » ou « Le pire des États, c’est l’État populaire », cités avec gourmandise en 1936, nous font saliver encore par leur ironique dérision en 2024. Une saillie comme « Si les antifascistes d’aujourd’hui avaient un peu de sens poétique, n’est-ce pas Sertorius que l’on jouerait dans ces maisons de la Culture qu’ils ont mises à la mode ? » vaut encore de nos jours son pesant de mordant.
Chacun connaît la rivalité entre Corneille et Racine. Opposition réelle sur le plan de la conception de la tragédie théâtrale. Différence métaphysique et religieuse entre le catholique classique et le janséniste intégriste aux tentations quasi-parpaillotes. Concurrence qu’il ne faut pas exagérer en ce qui concerne la présence à l’affiche ou la bonne réputation à la Cour : il suffit de se souvenir que nos deux géants littéraires ne font pas partie de la même génération. Pour caricaturer à grands traits, on pourrait dire que Corneille c’est plutôt Louis XIII et Racine pleinement Louis XIV, mais ce serait excessif et réducteur. Toutefois la chronologie est bien là. Au demeurant, Racine lui-même a loué Corneille, après le décès de ce dernier, dans l’enceinte même de l’Académie française, notamment pour avoir normé de fait le théâtre en France, qui était auparavant dans le « désordre » et « l’irrégularité ».
Ce qui a conduit Brasillach à nous livrer à ce propos sa définition lumineuse du classicisme : « Non, un classique n’est pas un fakir de banlieue […] Boileau lui-même ne songeait point à écrire de tels manuels. Un classique, si nous en croyons la louange de Corneille par Racine, c’est d’abord un inventeur, c’est un explorateur, et c’est un fondateur d’Empire. Il s’installe dans une jungle qu’il défriche et il plante son pavillon de colonisateur. Il ne suit pas les lois, puisque c’est lui qui les donne : le génie est le seul législateur. Le classicisme, c’est la révolution permanente ».
Grâce soit rendue à ceux qui ont eu l’idée, puis assuré la réalisation, de cette réédition. Au premier rang desquels David Gattegno, qui a de surcroît réuni une iconographie tellement pertinente et riche qu’elle constitue quasiment un livre dans le livre, succession d’images parfaitement distillées au cours du récit de la vie et de l’œuvre de Pierre Corneille. La préface d’Alain Lanavère, avec sa genèse documentée, forme une parfaite introduction à l’ouvrage.
Robert Brasillach, Corneille, Les Sept Couleurs, 2024, ISBN 978-2-83990-823-2, 374 pages, 30 €