David Gattegno
Si cela pouvait agréer, au fil de quelque temps, on se propose de livrer une suite de billets intéressant la musique et ses splendeurs.
Comme il y a toujours lieu d’introduire les choses d’une quelconque manière, employons-nous à le faire par l’indication selon laquelle – du moins, sous nos latitudes géographiques et historiques –, la musique a connu un retentissant bouleversement. Combinés au long de plusieurs siècles, les laps de temps se sont ensuite mesurément raccourcis, entre le bas Moyen Âge et l’époque appelée Baroque.
L’âge baroque a marqué la fin d’un monde, dès lors orienté vers un tout autre, monde nouveau, notamment, musical, en totale rupture avec ce qui, cependant, persistait, non seulement en Orient, mais aussi, quelquefois, en des contrées occidentales épargnées par l’assaut de ce que la musicologie a promu en tant que « tempérament égal » et/ou « gamme tempérée » ; bref, tout ce que la locution « musique tonale » entend recouvrir, jusque, et y compris, les différents courants de l’« atonalité » ou de la « polytonalité ».
Il y a lieu d’apprécier ces considérations liminaires en ce qu’elles veulent permettre d’aviser en quoi ce bouleversement musical, par transparence, révèle ce que sont tous les autres bouleversements qui l’accompagnent : chaque phase du processus, auquel la musique est alors soumise, fournit l’illustration quasi documentaire de ce qui, désormais, se produit sociologiquement dans tous les domaines.
Par exemple, il suffit de transposer le vocabulaire de la théorie musicale dans n’importe quel autre champ d’observation pour s’apercevoir qu’il peut s’y adapter exactement ; ainsi du tempérament égal, qui prélude (si j’ose dire ici) à l’obsession de l’égalitarisme et à la hantise des caractères de différence faisant que, par exemple, dans une gamme « inégale », quinte et tierce ne peuvent se valoir et, par conséquent, cohabiter harmonieusement dans une même pièce – sauf à savoir assumer quelque chose de discordant ou dissonant –, si bien que, entre deux gammes intrinsèquement distinctes, il existe non tout à fait un « désaccord » fondamental mais le fait patent que les éléments de chacune ne sont rigoureusement pas conçus pour figurer en même temps au même endroit.
Que l’on en dise deux mots. Avant le système tonal, on respectait le sens de la modalité, et ce de l’Inde gangétique au Finistère atlantique. Les modes répondaient à une idée qu’ils avaient charge d’illustrer dans un développement de nature mélodique, au long duquel pouvait se déployer toute une série d’improvisations. Chaque mode était arrêté par la singularité d’ensemble des intervalles marqués entre les différents degrés dont il était composé. Chaque mode portait un nom ; il répondait à une qualité, à une heure du jour, à une période de l’année ou à toute autre idée qu’il apparaissait adapté de figurer de cette façon.
Il s’agissait alors de réaliser des mélopées harmonieusement conformes à la circonstance envisagée, et ce au moyen de notes immuablement attachées aux rapports qu’elles entretenaient entre elles au sein du mode, rapports différant foncièrement de ceux entretenus dans une autre formule.
Il s’ensuivait ainsi des conséquences complémentaires : à tout instant, l’auditeur reconnaît le mode dans lequel on se trouve et, exactement dans le même instant, il est exposé à ce que le jeu improvisé lui propose fatalement un air inconnu, vecteur d’« étonnement » : cet air n’a potentiellement jamais été joué et ne le sera plus non plus – effet de surprise, mais dans un cadre coutumier. En somme, le fondement même du grand Art, lequel amène à la découverte de ce que l’on avait pu avoir la tristesse d’imaginer que l’on ne saurait plus se le rappeler… C’est la réminiscence platonicienne ou ce que la tradition chrétienne évoque comme nostalgie du Paradis perdu.
Sans doute, cela est-il un tant soit peu abscons à formuler avec les seuls mots d’où, justement : la musique. Elle s’impose comme habile à exprimer par des faits ce que d’aucuns, comme moi, s’échinent à exposer sur le terrain vague des spéculations mentales…
Il y a nécessité d’introduire ainsi tout propos promis à détailler tels ou tels autres éléments liés à la musique, ce à quoi nous avons dessein de nous livrer en aval, et dont chaque point évoqué, quel qu’il puisse être, devra être rapporté à ce que nous avons tenté de dégager rapidement, certes, de façon un peu cuistrement « historiologique », mais l’emploi de cette méthode peut parfois se révéler utile.
Historiologiquement, donc et pour commencer, il faut considérer les musiques traditionnelles, aussi bien celles de l’Extrême-Orient que, par exemple, les répertoires grégorien ou byzantin, ainsi que ce que nous ont conservé les chants populaires nationaux. Avec cette précision que, toutefois, sous nos latitudes occidentales, autour de la période que nous avons dite, non seulement la musique a connu le bouleversement interne à la civilisation dont nous sommes, mais, qui plus est, celle-ci ainsi bouleversée s’est dès lors trouvée comme en « porte-à-faux » avec toutes les musiques ayant cours de par le monde. Cela étant scellé par la singularité de l’« écriture musicale » et l’abandon, consécutif à cela, de la mnémotechnie naturelle antérieure.
Or, ce procédé de mémorisation par la notation, d’un côté, et la rationalisation des intervalles que nous avons dite, de l’autre, ont débouché sur un genre de musique tout à fait pittoresque, dans le cadre duquel des surprises inédites pouvaient être ménagées, et ce d’autant plus indéfiniment que la nouvelle organisation ouvrait sur des possibilités de combinaisons pour ainsi dire inépuisables et des techniques susceptibles d’être mathématiquement renouvelées sans fin et surmultipliées à l’envi…
Cela étant sommairement dit, il y a lieu d’observer encore une différence radicale entre les musiques antérieures et celle qui nous est devenue familière. Différence fondamentale entre les effets produits par les premières et ceux produits par la seconde.
Jusqu’au Baroque, la musique transportait effectivement le spectateur dans un univers tout autre que celui de la mentalité « rationnelle » – la tradition runique des Suomis (ou Finnois) emploie la locution « transporté en un autre lieu par le chant » pour caractériser ce qui s’opère alors.
Cependant, les réactions de l’auditoire devaient varier selon les facteurs et, partant, faire varier à mesure ce que les chanteurs et joueurs d’instrument pouvaient entendre développer…
S’il est pour ainsi dire impossible d’avoir la première notion de comment les choses ont été à l’origine, tout comme on ne saurait avoir idée de comment elles ont pu évoluer hors Occident, nous disposons d’un matériel impeccable pour étudier ce qui concerne notre civilisation, pour cette raison que nous disposons de musiques « écrites », ou partiellement telles, depuis l’Antiquité classique. Nous avons donc de quoi faire avec pareille documentation et pouvons conclure à ceci que, jusqu’au XVIe siècle finissant, on ne trouve que très peu, voire pas, de musique qui ait la capacité de produire une ou des émotions, du moins tel que nous concevons le sens de l’émotion depuis ces temps-là. La question pouvant se poser de savoir si, ailleurs que dans l’Occident récent, les données musicales pouvaient se poser de manière émotive ou bien si les émotions auxquelles nous sommes sujets avaient cours « en autres lieux »…
L’émotion est-elle exactement comparable entre tous les peuples ?
En tout cas, il y a bel et bien une émotion musicale qui nous est devenue propre ; elle tient, notamment, aux divers procédés que notre musique a su maîtriser, tandis que d’autres cultures ignorent tout à fait certains de ces procédés. À moins qu’ils n’eussent été délibérément mis au rebut, car jugés subalternes, voire vulgaires, à l’égal de l’emploi de la perspective en peinture, comme nous pouvons l’apprendre chez Platon.
Épargnons-nous ici la résolution d’un tel dilemme, sous peine de n’en pas finir avant longtemps. Contentons-nous de ce fait historique repéré d’après lequel, à l’estimation de Claudio Monteverdi lui-même, jusqu’à la représentation du Combattimento di Tancredi e Clorinda, on n’aurait pas connu d’auditoire en sanglots, du moins, depuis l’Antiquité grecque, et ce en raison du fait que, jusque-là, nul ne s’était occupé de retrouver les lois rapportées par Platon et de les appliquer à la pratique musicale. Or, le fait indéniable tient à cela : à dater de ce temps-là, en Occident, une émotion pour nos oreilles identifiable est entrée dans le domaine « culturel », recevant même la qualité d’un nom, selon les tempéraments nationaux : affetti italien, duende espagnol, dór roumain, ground anglais, Sehnsucht allemand, dolence française ou fureur poétique, etc.
C’est à cela que nous attache la musique, et c’est cela que tout « mélomane » poursuit, c’est donc cela que je me propose d’illustrer par le recours (si possible, positivement « critique ») à des airs, à des œuvres ou à des compositeurs exemplaires.
(Illustration : couverture réalisée par Moritz von Schwind pour le recueil de chants populaires publiés par Clemens Brentano et Achim von Arnim sous le titre Le Cor merveilleux de l’enfant, et réédité maintes et maintes fois)