Après avoir déjà présenté deux chapitres de La politique naturelle, nous vous proposons aujourd’hui le troisième de ce texte incontournable pour les royalistes d’Action française.
Par Charles Maurras
Car cette haute source surhumaine n’est point tarie. Nous n’avons pas épuisé non plus le risque des malheurs auxquels est sujette toute vie d’homme, qu’elle ait six mois, vingt ou cent ans ! Après le froid, la faim, le dénuement, l’ignorance, bien d’autres adversités la menacent qui peuvent la vaincre ou dont elle peut triompher selon son courage, son intelligence et son art.
Cela dépend assez de l’homme. Il peut dérégler sa conduite d’après tels ou tels des principes improvisés qui viennent flatter son désir. Mais il peut aussi accorder une attention sérieuse aux usages et aux mœurs établis avant lui. Ce Coutumier a ses raisons, cette Raison est vérifiée par l’expérience.
Parce qu’il y a une Barbarie, prête à détruire et à rançonner les sociétés — parce qu’elles enferment une Anarchie toujours disposée à les violenter —, parce qu’il se fait un mélange de Barbarie et d’Anarchie fort apte à ruiner et à rompre tous les contrats du travail social — parce que ces deux menaces sont toujours en suspens —, il est arrivé à nos ancêtres de s’établir soldats et bons soldats, citoyens et bons citoyens, pour préserver leur paix, maintenir leurs foyers, et le résultat doit compter, puisque, sans lui, nous ne serions pas où nous sommes. La loi civile et militaire n’est point née d’une volonté arbitraire de législateur ni du caprice d’une domination. On a subi des nécessités fort distinctes en fondant des piliers de l’ordre. Il est conseillé de ne pas les ébranler, en raison des maux qu’ils épargnent.
D’autres maux seraient épargnés, et de grands biens procurés, si l’orgueil individuel était moins rétif à concevoir les conditions normales de l’effort humain, les lois de son succès, l’ordre de son progrès, tout ce code approximatif de la bonne fortune dont la Nature semble avoir rédigé les articles dans un demi-jour un peu crépusculaire, mais où l’homme voit clair dès qu’il le veut bien. Ce qui l’a conservé est ce qui le conserve et qui le gardera. Ces procédures tutélaires devraient être un objet de son étude constante ; elles permettraient de faire par science, en sachant ce qu’on fait, ce que l’on conçoit trop comme pure routine. Et de longues écoles en seraient raccourcies.
Le poète-philosophe Maurice Maeterlinck a beaucoup intéressé nos jeunes années quand il nous traduisit d’Emersonla fameuse parabole du charpentier qui se garde bien de placer au-dessus de sa tête la poutre qu’il veut équarrir ; il la met entre ses pieds, pour que chacun de ses efforts soit multiplié par le poids des mondes et la force réunie du chœur des étoiles. Mais le charpentier peut être ivre, ou fou ; il peut s’être fait une idée fausse de la gravitation ou n’en avoir aucune idée. S’il place en haut ce qu’il faut mettre en bas, la fatigue et l’épuisement lui viendront avant qu’il ait fait son travail, ou il y aura prodigué un temps excessif et un labeur sans mesure, en courant d’énormes risques de malfaçon. C’est ce qui arrive à l’homme qui néglige le concours bienfaisant des lois qui économiseraient son effort. Il veut tout tirer de son fond. Esprit borné, cœur vicié, il nie les vérités acquises pour suivre les chimères qu’il n’a même pas inventées.
Cependant, quelque chose de bon et de doux que nous n’avons pas nommé encore, la Famille, lui ayant ouvert les seules portes de sa vie, un conseil que fortifient son idée de l’honneur et le sens de sa dignité incline tout adulte civilisé à recommencer les établissements de cette providence terrestre. Mais c’est ce que beaucoup veulent contester aujourd’hui ! Tout récemment, nos Russes, abrutis ou pervertis par des Juifs allemands, avaient estimé que l’on pourrait trouver infiniment mieux que n’a fait la mère Nature en ce qui concerne la réception et l’éducation des enfants. L’épisode de leur naissance a toujours un peu humilié l’esprit novateur. Le libéralisme individualiste et le collectivisme démocratique sont également choqués, non sans logique, de voir que les enfants des travailleurs les plus conscients et les plus émancipés soient ainsi jetés dans la vie sans être consultés au préalable ni priés de se prononcer, par un vote, sur une aussi grave aventure ! Ils ne pouvaient rien à cela ; du moins nos Russes ont-ils voulu s’appliquer fermement à étatiser et à centraliser les foyers domestiques qui jusque-là, chez eux comme ailleurs, formaient de petites républiques assez libres vivant par elles-mêmes, suivant la loi des morts, plus ou moins modifiée par la fantaisie des vivants. À ce système irrationnel, ils ont substitué des administrations, services et offices d’État. Forts du sentiment de leurs pédologues, inventeurs d’une science supérieure à la Pédagogie (qui, d’après eux, était insuffisamment marxiste, même parfois anti-marxiste) ils décrétèrent que l’enfant arraché aux parents le plus tôt possible serait donné aux crèches, garderies et jardins publics. Ce qui était le pis-aller d’autrefois devenait la règle nouvelle. L’enfant fut ensuite invité à se former lui-même par l’élection de ses maîtres et moniteurs. Grand progrès, qui fut malheureux ! Les petits Russes ont mal poussé. On a vu croître, en hordes errantes, une jeunesse infirme, malade, criminelle. On a dû en tuer beaucoup, et revenir à l’ancienne mode, en vérifiant ce principe que l’Antiphysique est plus cher et moins sûr que le Physique. Qui peut utiliser la chute d’eau, la marée et le vent, se dispense d’aller chercher dans les entrailles de la terre un combustible artificiel. En politique, les forces utilisables sont à portée de la main. Et de quelle puissance ! Dès que l’homme se met à travailler avec la Nature, l’effort est allégé et comme partagé. Le mouvement reprend tout seul. Le fils trouve tout simple de devenir père, l’ancien nourrisson le nourricier ; l’héritier entreprend de garder et d’augmenter l’héritage afin de le léguer à son tour. Le vieil élève élèvera. L’ancien apprenti sera maître ; l’ancien initié, initiateur. Tous les devoirs dont on a bénéficié sont inversés et reversés à des bénéficiaires nouveaux, par un mélange d’automatisme et de conscience auquel ont part les habitudes, les imitations, les sympathies, les antipathies, et dont il faut même se garder d’exclure les agréments de l’égoïsme, car ils ne sont pas en conflit obligatoire avec le bien social…
Mais Mirabeau est le seul révolutionnaire qui ait compris quelque chose à cela. La plupart font le rêve contraire : ils ont la rage de reconstruire le monde sur la pointe d’une pyramide de volontés désintéressées. Que les choses aiment mieux reposer sur une base spacieuse et naturelle, ils n’en supportent pas l’importune évidence.
Cependant, que dit la Nature ? Dans son ample conseil où toutes les ressources de la vie sont conviées et mises en action, rien ne prévaut sur le maintien et la protection du toit domestique, car c’est de là, palais royal ou simple cabane, que tout est sorti : travaux et arts, nations et civilisations. On n’a pas assez remarqué que, dans le Décalogue, le seul motif qui soit invoqué à l’appui d’un commandement affecte le IVearticle, celui qui fonde la famille et que les Septante traduisent en ces termes frappants : « Tu honoreras ton père et ta mère afin de vivre longuement sur cette bonne terre que le Seigneur Dieu t’a donnée ». Une vie particulièrement longue est-elle accordée, en fait, aux mortels qui ont observé cette règle ? On ne sait, mais il est certain que la longévité politique appartient aux nations qui s’y sont conformées. Aucun gouvernement heureux ne s’en est affranchi. On a tout vu, hormis cela. L’histoire et la géographie des peuples, étant fort variées, produisent des régimes dont la forme extérieure varie aussi mais, que le Pouvoir nominatif y soit unitaire ou plural, coopté, hérité, élu ou tiré au sort, les seuls gouvernements qui vivent longuement, les seuls qui soient prospères, sont, toujours et partout, publiquement fondés sur la forte prépondérance déférée à l’institution parentale. Pour les Dynasties cela va de soi. Mais les grandes Républiques, toutes celles qui ont surmonté et vaincu les âges, ont été des patriciats avoués : Rome, Venise, Carthage. Celles qui désavouent ces principes de la Nature ne tardent pas à se désavouer elles-mêmes par la pratique d’un népotisme effréné, comme le fait notre République des Camarades qui est d’abord une République de fils à papa, de gendres et de neveux, de beaux-frères et de cousins.
Comme les familles sont inégales de forces et de biens, un préjugé peut accuser leur règne d’établir d’injustes inégalités de début entre les membres d’une même génération. Avant d’aborder ce reproche, regardons aux visages ceux qui le font. Ou ce sont des Juifs qui, depuis un siècle, doivent tout à la primauté de leur race, ou ce sont des suppôts de la Noblesse républicaine. Leur impudent oligarchisme secret, les bas profits qui en sont prélevés établissent quels mensonges enveloppe leur formule d’égalité. Mais ces mensonges montrent aussi qu’on ne détruit pas la Nature ; avec des sangs inégaux, la Nature procrée des enfants sains ou infirmes, beaux ou laids, faibles ou puissants, et elle interdit aux parents de se désintéresser de leurs créatures en les laissant jouer, toutes seules, leur sort entier sur le tapis vert du concours ou de l’examen. Que le concours soit surveillé, que les épreuves de l’examen soient loyales, que tricherie et fraude soient sévèrement réprimées, ainsi l’exige la justice, et il faut le crier, car rien n’est plus certain. Mais il n’est pas certain du tout que la justice exige en toute chose le concours, ni que tout soit concours dans la vie. Rien ne prouve, non plus, que certaines faiblesses, avérées sur le champ de course, ne puissent être compensées ailleurs et que, enfin, le brevet du champion, le diplôme du fort en thème et de la bête à concours, soient les seuls titres sur lesquels il faille classer les humains.
Le tournoi et la joute sont de belles épreuves ; la vie en contient d’autres, qui ne sont pas des jeux, et d’où la convention est absente. La valeur personnelle que l’on ne saurait trop cultiver a droit aux grandes places, on ne saurait trop l’y porter ; mais, en raison même de ce qu’est le mérite, il ne lui est ni très difficile ni même désagréable, au fond, de rattraper ou de dépasser, sur un terrain ou sur un autre, les titulaires d’autres valeurs non personnelles. En fait, le mérite personnel aura toujours le dernier mot. L’homme qui s’est fait lui-même en a reçu, avec un tempérament solide, une fierté robuste, un original quant-à-soi. L’homme qui tient de ses aïeux en garde aussi le juste orgueil. Quand ces puissances variées s’additionnent en un même sujet, c’est tant mieux pour lui et, plus encore, pour la collectivité. Quand elles rivalisent, cela est encore excellent. Quand elles luttent haineusement, c’est tant pis. Mais la haine est-elle fatale ?
La compétition, même la plus modérée, serait désastreuse s’il n’existait qu’un but au monde et si la vie n’offrait qu’un objectif aux désirs et aux ambitions ; si, surtout, la première place dans la société ou l’État devait être nécessairement dévolue au gagnant des gagnants, au lauréat des lauréats, l’épreuve des épreuves devant comporter la publique et suprême désignation du Meilleur ainsi appelé à régner en vertu de son numéro Un. Mais il n’en est rien. D’une part, les sociétés bien portantes et les États bien constitués ne mettent leur couronne ni à l’encan ni au concours et, pour le reste, dans l’extrême variété des emplois de la vie et des talents de l’homme, les conciliations, les équivalences, les accommodements possibles abondent. On dira que les conflits abondent aussi. Mais croit-on, en vérité, que la sélection artificielle des mérites personnels soit aussi dépourvue de frottements douloureux ? En laissant son empire « au plus digne » Alexandre le livrait aussi aux batailles de ses lieutenants qui le déchirèrent, comme de juste, au nom du sentiment de la dignité et de la supériorité de chacun. De pareils mots d’ordre étendus à toute la vie civile l’agitent et l’attristent. Cela finit par établir, parmi le peuple des coureurs, un degré d’émulation passionnée qui secrète une affreuse envie. La santé publique n’y gagne rien, le niveau général ne tarde pas à en subir des affaissements graduels ; même dans les races les mieux douées, Démocratie finit en Médiocratie.
Tous les déclamateurs insisteront sur le dommage des dénivellements excessifs. En effet, trop perpétuées, les inégalités outrées peuvent tendre à capter une somme de biens qui seraient ainsi rendus inutiles et stériles. Cependant, rien n’est plus rare ni plus difficile que la durée des très grandes fortunes et, parvient-elle à se produire, elle implique souvent sa justification ; surtout dans un pays actif et nerveux comme le nôtre, cette durée exige d’exceptionnelles vertus. À l’ordinaire, les vastes biens sont plus aisément réunis que conservés, conservés que transmis. Des puissances de dépossession et de transfert constant semblent attachées aux domaines très étendus dont l’apparence est la plus stable. La paresse et la dissipation sont filles de l’abondance excessive. Mais, de son côté, la pauvreté contient un aiguillon énergique et salubre, qui n’a qu’à poindre l’homme pour la faire disparaître elle-même assez rapidement. Ces compensations et oscillations naturelles ont-elles pour objet final de faire régner un sage équilibre ? Toujours est-il que leur effet de modération et de tempérance n’est pas douteux. En quelque sens que tourne la roue de la fortune, elle tourne ; les jalousies et les envies ne sont pas éternellement offusquées des mêmes objets.
L’erreur est de parler justice, qui est vertu ou discipline des volontés, à propos de ces arrangements qui sont supérieurs (ou inférieurs) à toute convention volontaire des hommes. Quand le portefaix de la chanson marseillaise se plaint de n’être pas sorti « des braies d’un négociant ou d’un baron », sur qui va peser son reproche ? À qui peut aller son grief ? Dieu est trop haut, et la Nature indifférente.
Le même garçon aurait raison de se plaindre de n’avoir pas reçu le dû de son travail ou de subir quelque loi qui l’en dépouille ou qui l’empêche de le gagner. Telle est la zone où ce grand nom de justice a un sens.
Les iniquités à poursuivre, à châtier, à réprimer, sont fabriquées par la main de l’homme, et c’est sur elles que s’exerce le rôle normal d’un État politique dans une société qu’il veut juste. Et, bien qu’il ait, certes, lui, État, à observer les devoirs de la justice dans l’exercice de chacune de ses fonctions, ce n’est point par justice, mais en raison d’autres obligations qu’il doit viser, dans la faible mesure de ses pouvoirs, à modérer et à régler le jeu des forces individuelles ou collectives qui lui sont confiées.
Mais il ne peut gérer l’intérêt public qu’à la condition d’utiliser avec une passion lucide les ressorts variés de la nature sociale, tels qu’ils sont, tels qu’ils jouent, tels qu’ils rendent service. L’État doit se garder de prétendre à la tâche impossible de les réviser et de les changer. C’est un mauvais prétexte que la « justice sociale » : elle est le petit nom de l’égalité. L’État politique doit éviter de s’attaquer aux infrastructures de l’état social qu’il ne peut pas atteindre et qu’il n’atteindra pas, mais contre lesquelles ses entreprises imbéciles peuvent causer de généreuses blessures à ses sujets et à lui-même.
Les griefs imaginaires élevés, au nom de l’Égalité, contre une Nature des choses parfaitement irresponsable ont l’effet régulier de faire perdre de vue les torts, réels ceux-là, de responsables criminels, pillards, escrocs et flibustiers, qui sont les profiteurs de toutes les révolutions. Les spéculateurs qui écument l’épargne publique ne font jamais leur sale métier avec une impunité plus tranquille que lorsque les jalousies populaires sont artistement détournées contre la « richesse acquise » ou mobilisées contre les « deux cents familles ». La Finance coupable excelle alors à faire payer en son lieu et place une Agriculture, une Industrie, un Commerce fort innocents de conditions qui tiennent à leur état naturel.
Quant aux biens imaginaires attendus de l’Égalité, ils feront souffrir tout le monde. La démocratie, en les promettant, ne parvient qu’à priver injustement le corps social des biens réels qui sortiraient, je ne dis pas du libre jeu, mais du bon usage des inégalités naturelles pour le profit et pour le progrès de chacun.
Celui qui, pour l’égalité, supprime toute concentration de richesses, supprime aussi les réserves indispensables que doit requérir et mobiliser toute entreprise passant un peu l’ordinaire ; il ne sert de rien de remplacer ces trésors privés par ceux de l’État, la décadence assurée et rapide de tous les États grevés d’une telle charge accuse l’insuffisance de ce moyen de remplacement.
Celui qui, pour l’égalité, supprime la transmission normale des biens qui n’ont pas été dévorés en une génération supprime aussi l’une des sources de cette concentration précieuse. Il supprime en outre tout ce qui compose et prolonge des capitaux moraux qui sont encore plus précieux. Des moyens d’éducation disparaissent : la tenue des mœurs, leur élégance, leur perfection, leur affinement. Barbare et triste système où tout est réduit aux mesures d’une vie d’homme ou de femme ! On rêve de n’atteindre que d’injustes privilèges personnels ? On se figure n’appauvrir que certaines classes comblées ? On dépouille la collectivité tout entière. Une heureuse succession de nappes d’influence superposées déversait un bienfait auquel les plus déshérités avaient part, surélevait l’état général du pays, y établissait une haute moyenne de culture et de politesse ; et l’on fait sombrer tout cela dans la même grossièreté.
L’étranger qui nous visitait sous l’ancien régime admirait le français délicat, pur et fin, que parlaient de simples artisans du peuple de Paris. Leur langage réfléchissait comme une surface polie un ordre de distinction naturelle inhérent aux sociétés bien construites : dispares ordines sane proprios bene constitutae civitatis, comme la sagesse catholique le constate si fortement…
Il n’est pas de bien social qui ne soit récolté dans le champ presque illimité des différences humaines. Mettons-y le niveau, et tout dépérit. On déshonore la Justice et l’on trahit ses intérêts en imposant son nom à la fumée qui sort de ces ruines.
La haineuse envie des grandeurs fait-elle préférer ces ruines ? Sachons du moins qu’elles ne seront pas évitées. La médiocrité ne dure pas parce qu’elle ne conserve et ne renouvelle rien, faute de générosité, de dévouement, de cœur. Les violences internationales toujours menaçantes, les érosions intérieures dues à la complaisance pour de basses erreurs viennent très vite à bout d’un pareil régime ; elles le détruisent ou plutôt il s’y détruit. L’avenir humain veut pour défenseurs un certain héroïsme, une certaine chevalerie qui ne peut être l’égal partage de tous. Les exceptions humaines sont indispensables à l’humanité. Si on les brime, elles déclinent, puis disparaissent, mais en emportant toute vie. Il faut des seigneuries fortes pour qu’il y ait des bourgeoisies prospères, des bourgeoisies prospères pour des métiers actifs et des arts florissants. Les têtes puissantes et généreuses font plus que la beauté et l’honneur du monde, elles en sont d’abord l’énergie et le salut.
Il ne faut pas laisser opprimer cette vérité. Il faut oser la dire, et le plus haut possible, et sans replier sur soi-même d’inutiles regards, mais en ne contemplant qu’elle, sa clarté, son bienfait. L’homme pauvre s’honorera en rendant justice à la richesse, d’abord en ce qu’elle est, puis si elle est bien employée. L’homme sans aïeux ne fait que son devoir dans le juste éloge des capitalisations séculaires et du service historique et moral de l’hérédité. Cela n’ôtera rien de sa dignité ni de sa fierté, mais justifiera son mépris pour l’aboiement de chiens dont le métier est de penser en chiens. Ces polémistes de l’anarchie expriment une idée digne d’eux quand ils prétendent que les relations humaines sont nécessairement tendues et aigries par l’expérience des inégalités ; elles le sont bien plus par la proclamation d’égalités qui n’existent point. On connaît des enfants qui ne souffrent point de ne pas égaler la stature de leurs parents. On connaît des serviteurs et des maîtres entre lesquels la claire différence des fonctions établit la plus simple des familiarités, une sorte de parenté. Si la désirable fraternité des hommes voulait qu’ils fussent égaux, cette vertu ne pourrait unir les frères de chair puisqu’il existe des aînés et des cadets. Mais de supérieur à inférieur, comme d’inférieur à supérieur, la déférence, le respect, l’intérêt, l’affection, la gratitude sont des sentiments qui montent et descendent facilement les degrés de l’échelle immémoriale ; la Nature n’y met aucun obstacle réel. Elle y invite même, par la diversité des services offerts, sollicités, rendus. Tel est le dialogue du vieillard et du jeune homme. Telle est la conversation du maître et du disciple. Rien n’est plus cordial que le rapport des hommes et des chefs dans une bonne armée. Au surplus, la juste fierté de certains, l’arrogance insupportable de certains autres auraient-elles sujet de souffrir ou de faire souffrir ? Ces erreurs, ces passions et ces amertumes seront, malgré tout, moins cruelles que les effets constants du mythe forcené d’un égalitarisme impossible, quand il aiguise, consolide et perpétue ces antagonismes fortuits que la vie, en vivant, le vent des choses, en soufflant, allégerait, dissiperait, modifierait ou guérirait.
Le mal du monde est aussi naturel que le bien, mais le mal naturel est multiplié par le rêve, par le système, par les artificieux excitants de la démocratie. Au fond, si enviables que soient les grandeurs sociales, le sentiment des infériorités personnelles reste le plus cuisant de tous, pour qui interroge la vérité des cœurs. Batte, opprobre de la montagne sacrée, souffre incomparablement plus de n’être ni Moréas ni Racine que le pire égalitaire de n’être pas né Rothschild ou Montmorency. Se savoir idiot près de Mistral, de Barrès ou d’Anatole France est autrement dur que de vivre en petits bourgeois dans le même quartier que M. de Villars.
Au surplus, rien n’oblige de subir la moindre injustice. Il ne s’agit point de plier sous aucun tyran. L’obsession de l’abus possible fait oublier que sa répression est possible aussi. Quelles que soient les Puissances, il y a d’autres Puissances près d’elles. Il y a un Pouvoir. Ce Pouvoir souverain a pour fonction première de frapper les Grands quand ils sont fautifs.
On n’admettra point cette vue, on la rejettera même a priori si l’on garde sa confiance au lieu commun révolutionnaire qui suppose une inimitié essentielle entre les gouvernants et les gouvernés. Cependant leurs intérêts sont communs. Et le plus fort de tous est l’intérêt de la justice que l’un « rend », que l’autre réclame. La justice contre les Grands est peut-être la plus fréquente, sinon la plus facile, quand le Souverain, constitué sainement, ne repose ni sur l’élection ni sur l’Argent, mais fonde, lui aussi, sur l’Hérédité. Sans un tel pouvoir, l’impunité est assurée, comme la prépondérance, aux mauvais acquéreurs, possesseurs, successeurs des biens de fortune. Avec le pouvoir héréditaire, les abus sociaux sont jugés et corrigés par le bon exercice du principe dont ils se prévalent indûment ; le châtiment qu’ils en reçoivent est le plus légitime, le plus sensible, le plus courant et le plus efficace. Toute 1a pratique de la Monarchie française le montre.
Le gouvernement des familles, si mal compris, est le plus progressif de tous. Au milieu du xixe siècle, un révolutionnaire français de passage à Londres, s’indignait du spectacle que donnait et que donne encore, dans cette prétendue democracy, l’institution d’une pairie héréditaire très richement dotée. Un marchand de la Cité lui répondit : « Vous auriez raison peut-être, Monsieur pour tel ou tel membre de la Chambre Haute car Sa Grâce une Telle est connue pour son étroitesse d’esprit. Telle autre pour son ignorance crasse. Une troisième ou quatrième pour son ivrognerie. Et cela vaut certaines pertes sèches à notre communauté. Mais que la cinquième ou la dixième soit un sujet distingué et digne de son rang (ce qui se voit aussi) sa position native va le mettre en mesure de nous rembourser au centuple, ce que tous les autres auront pu nous coûter. »
Il n’est rien de plus pratiquement vrai.
Une communauté ainsi organisée possède, en effet, sans révolution, ni désordre, ni passe-droit, dans l’ordre et dans le droit, des cadres assurés d’être renouvelés et rafraîchis par un personnel brillant, supérieurement instruit et préparé aux grands emplois qu’il peut exercer dans la première vigueur de l’âge. Parce qu’il était fils de Philippe, Alexandre avait conquis le monde avant que le démagogue Jules César y eût même pensé, bien qu’il fût né dans le haut patriciat de sa République. Par le système de la vieille France, le génie vainqueur de Rocroy put se révéler à vingt ans. Un pays de droit héréditaire est toujours approvisionné de « jeunes ministres » et non pas une fois tous les demi siècles à la faveur d’indignes aventures telles que notre Panama en 1892, ou notre Front populaire en 1937 ; sauf de tels accidents, notre démocratie a mérité son sobriquet de Règne des Vieux.
Le rendement des dynasties n’est donc pas fait pour un parti ni pour un monde. C’est le bien de tous évident. Et l’intérêt du petit peuple y est le plus engagé. D’abord, même à supposer que les élites commencent toujours par se servir égoïstement elles-mêmes, l’élite viagère a les dents plus longues que l’autre, elle est forte consommatrice et accapareuse ; il lui manque, disait Renan, cette habitude de certains avantages et de certains plaisirs sur lesquels est « blasé » « l’homme de qualité ». Cette avide prélibation de parvenus sans mœurs peut réduire d’autant la maigre part du populaire. En outre, la mauvaise gestion démocratique, son organisation défectueuse, son personnel inférieur doivent ramener périodiquement, à intervalles de plus en plus brefs, les calamités qui retombent le plus lourdement sur les têtes des moins favorisés. Les Français ont été envahis six fois depuis l’aurore de ce beau régime ; cela représente bien des maisons détruites, des pendules et des machines volées, des femmes enlevées et des filles violées. Plus sont fortes les crises de révolution et de guerre, plus les « petits » en souffrent, alors que les « gros » se débrouillent. S’il existe un souverain intérêt pour la classe la plus modeste de la nation, c’est bien la paix de l’ordre, la transmission régulière de ses pauvres avoirs, à proportion même de leur faible volume ; cette classe éprouve un besoin particulier de ne pas se trouver sans ressources à l’heure solennelle, mais critique par excellence, qui est celle des grands et terribles frais que l’arrivée du petit homme doit lui coûter.
Là, en effet, se montre et va briller la vertu magnifique du capital, et du plus humble. Tout ce qui peut diminuer cette première mise autour du berceau est en horreur à la Nature de la société. Mais tout ce qui en conserve et accroît la réserve scelle les accords de l’humain et du surhumain. On pleure sur la dénatalité, sur la dépopulation. A-t-on assez songé à l’importance de ce petit capital domestique, dûment décentralisé, établi à courte distance des berceaux ? Toute la vie nouvelle dépend de là pourtant !
— Mais vous parlez de capital près du berceau du petit homme ? De tous les petits hommes alors ?
— Bien sûr.
— Et de tous les berceaux ?
— De tous !… À condition que vous n’alliez pas chercher équerre, mètre et fil à plomb pour me chanter : « de tous également ».
— Bah ! Pourquoi pas ?
— L’avez-vous déjà oublié ? l’égalité ferait tout fondre, et personne n’aurait plus rien.
Prochainement La politique naturelle et de la volonté politique pure…