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Histoire de Mes idées politiques

Nous vous proposons de relire aujourd’hui l’article de Pierre Chardon paru dans L’Action française n°231 du 19 août 1937, à la page « Vie littéraire française ».

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Certain jour de novembre 1936, M. Jean Fayard me fit part d’un projet qu’il avait. Il voulait créer une collection de textes philosophiques et politiques de « penseurs de droite ». Cette expression fut employée pour simplifier, chacun des interlocuteurs comprenant parfaitement quelle en était la signification véritable et profonde.

— Et, ajouta tout de suite M. Jean Fayard, je veux que cette collection commence par Maurras. Voulez-vous vous charger de lui demander son accord et de faire le choix des textes ? Il écrirait une courte introduction, et nous publierions le livre le plus tôt possible.

Voici donc rendu à César ce qui lui appartient : c’est M. Jean Fayard qui est en premier lieu responsable de Mes idées politiques. Il importe que ce soit dit, puisque ce livre, tel qu’il fut souhaité par lui, est, de l’avis unanime, le livre qui était nécessaire, le service par excellence de la pensée de Maurras.

Dirai-je mon émotion, ma joie, mon enthousiasme et ma reconnaissance ? Chacun des disciples de Maurras peut l’imaginer. Rentrée chez moi, je fis part à mon entourage du grand projet et il ne fut question d’autre chose. Évidemment, il fallait que Maurras l’acceptât, mais on ne pouvait penser une seconde qu’il refuserait. Le lendemain matin, munie d’une belle lettre bien claire et très précise, je me précipitai rue de la Santé. Je demandai que l’on transmît d’urgence le message au prisonnier et que l’on me rapportât la réponse. À midi sonnant, en me mettant à table avec un appétit de combattant, je fis part aux miens de cette réponse immédiate de Maurras : « Entendu, c’est une excellente idée ».

Alors le travail commença, et il continua sans interruption jusqu’au 28 avril, jour où furent remises à l’éditeur les ultimes épreuves de la préface, avec les ultimes corrections.

Première étape : que devait être ce recueil de textes de la pensée politique de Maurras ? Eh bien ! Ce ne devait pas être un recueil de textes, mais l’occasion, la circonstance heureuse qui permettrait d’établir de façon définitive la doctrine politique de Maurras, dans son ensemble et dans son détail. Il fallait que le lecteur parcoure les étapes successives de cette doctrine, qu’il en suive le déroulement, comme si lui-même découvrait à son tour ce que Maurras avait découvert, et qu’au bout de la route, à la plus fine et à la plus haute pointe du sommet, il retrouve et revoie tout le pays parcouru, le reconnaisse, et ne puisse jamais oublier cette magnifique route, la seule, celle qu’il faut suivre coûte que coûte, route naturelle et indestructible.

Je mis sur pied le plan de l’ouvrage tel que je le concevais et je le soumis au « patron ». Il me fit cette objection inouïe :

— Mais croyez-vous que vous trouverez des textes qui répondront à tout cela ? Je l’assurai qu’il ne devait concevoir aucune crainte, qu’il s’était parfaitement expliqué, depuis cinquante ans, sur « tout cela ».

— Ce qui importe, dit-il, c’est la partie centrale de votre plan : L’ÉTABLISSEMENT DE LA MÉTHODE : LA SCIENCE POLITIQUE. Nous étions bien d’accord, il ne restait plus qu’à trouver les textes, les grouper, les ordonner.

Lorsque le manuscrit fut achevé, c’est à dire un gros paquet de feuilles blanches sur lesquelles étaient soigneusement collées des coupures imprimées munies des titres, sous-titres, chapitres, sous-chapitres et table des matières, je le portai à M. Jean Fayard. Il en fut satisfait, et il aborda le plus difficile : « Que Maurras ne garde pas trop longtemps ces précieux papiers, et qu’il nous écrive une petite introduction pour présenter le livre. Il faut publier le plus tôt possible. »

Maurras, également satisfait, ne fit sur le manuscrit que des corrections de style, comme il en fera toute sa vie, cherchant sans fin le mot exact, l’expression unique. On donna le gros paquet aux imprimeurs, et la grande promenade des épreuves commença. De l’imprimerie de province à la maison Fayard, puis porte de Saint-Mandé à mon domicile, puis à la Santé, de la Santé chez moi, retour à l’éditeur, puis à l’imprimeur. Entre temps, Maurras avait relu, corrigé, ajouté. Ajouté des pages manuscrites entières, singulièrement dans la partie centrale, au chapitre IV, LA SCIENCE POLITIQUE : De la biologie à la politique, Les lois, L’histoire et Distinction entre la morale et la politique. Ceux qui les connaissent n’auront pas de peine à se représenter le travail de précision qu’il fit subir à ces textes si importants. Les corrections succédèrent aux corrections, jusqu’à ce qu’enfin il crut avoir, approximativement, exprimé sa pensée dans les termes les plus sûrs. Je dis approximativement, car Maurras ne se tient jamais satisfait de lui-même, il ne cesse de tendre vers mieux, vers plus parfait, vers la juste et irremplaçable expression qui elle seule traduira la vérité, mais qui fera avec la vérité un corps indissoluble.

Mon travail alors consistait à déchiffrer les corrections et à les raccorder au texte. Quelquefois un mot m’échappait. Malgré mes efforts, conjugués à ceux d’un ami dévoué qui arrive à quelque virtuosité dans la lecture d’un manuscrit maurrassien, il y eut parfois des hiéroglyphes irréductibles. Le texte était alors renvoyé à la Santé avec des demandes d’explication. Il lui est arrivé de revenir complètement retourné et changé. Enfin, le corps du livre fut achevé, mis au point, le bon à tirer signé.

Restait l’introduction : en principe quatre à cinq pages. Oui, oui, dit Maurras, j’y travaille. Sur une première version dactylographiée, d’innombrables corrections, des béquets, à peu près pas un seul mot exact, sauf toutefois la première phrase qui n’a jamais varié. Nous prenons à deux ce manuscrit, nous le déchiffrons et transcrivons, nous le faisons dactylographier en plusieurs exemplaires que je porte à la prison. C’était le début d’une merveilleuse aventure.

Tout le monde a dit, écrit, répété, que la préface de Mes idées politiques, La Politique naturelle, quinte essence de la pensée maurrassienne, était sans doute à ce jour ce que Maurras avait écrit de plus parfait, de plus définitif, tel le Candide de Voltaire pareillement écrit loin de tout, et sensiblement au même âge. La plus pure joie de ma vie, c’est certainement d’avoir assisté à la création de ce chef-d’œuvre. Chaque jour, au petit manuscrit primitif vint s’ajouter quelque chose. Peu à peu la vision se précisa, s’éclaira, se simplifia, tout en s’élevant et en s’élargissant. Les feuillets s’ajoutaient aux feuillets, et leur déchiffrement se transformait, à chaque nouvelle version, en découverte. Nous assistions à une sorte de lutte miraculeuse, et à chaque fois Maurras gagnait du terrain, terrassait des difficultés, épurait sa forme en même temps qu’il approchait de l’expression suprême. L’aspect de l’écriture elle-même permettait de suivre les phases du beau combat nocturne. Nous pouvions nous le représenter dans sa cellule, dans ce tout petit espace hermétiquement clos entre quatre hauts murs, penché sur un coin de sa table encombrée et même surchargée, éclairé d’une seule lampe illuminant ce pauvre papier d’écolier dont il se sert toujours. Peu à peu, au fur et à mesure que l’idée prenait corps et pressait la main trop lente, les lettres grandissaient, chevauchaient les lignes et, lorsque la fatigue trahissait enfin les doigts crispés au porteplume, il n’y avait plus sur la mince page que des signes.

Dans la matinée, un petit télégraphiste apportait le mot griffonné en dernier lieu, m’avertissant que je pouvais envoyer chercher ou qu’on allait m’apporter la copie tant attendue, tant réclamée. Il y eut ainsi beaucoup de versions manuscrites, c’est à dire refaites ou recorrigées sur dactylographie, avant la première épreuve d’imprimerie. Et tout recommença sur le texte imprimé.

Les jours, les semaines, les mois avaient passé. Des quatre à cinq pages de l’introduction nous étions à cent, et nous avions La Politique naturelle, « véritable Traité de l’Homme », comme l’a parfaitement dit Robert Brasillach. Les bonnes têtes de cette année 1937 se rendent compte que l’événement provoqué par le gouvernement de la République, cette circonstance immédiatement saisie par leur jeune éditeur, est sans doute l’événement le plus riche en conséquences certaines de renaissance et de restauration.

La France et l’Europe ont pu être bouleversées par le Contrat social à quoi l’on n’opposait rien. La France et l’Europe (et plus loin encore), depuis longtemps ébranlées dans leurs dogmes démocratiques par la pensée de Maurras, envers et contre tout répandue et agissante depuis cinquante ans, possèdent maintenant l’antidote absolu du mortel poison révolutionnaire. Au Contrat social, fabrication artificielle et arbitraire, d’où sort depuis deux cents ans tout le mal politique et social, tout le mal intellectuel et moral, Maurras oppose, de sa victorieuse prison, La Politique naturelle. Certains plaisantins voudront bien m’assurer que personne de l’URSS, personne de la CGT, personne du Frente popular [coalition politique espagnole de gauche crée en janvier 1936], et personne parmi les plus fameux du Parti communiste français n’a lu le Contrat social et n’en connaît même le titre, le sujet, la date, l’auteur. C’est bien certain. On ajoutera que le Livre des Livres, la Pensée des Pensées, c’est Le Capital de Karl Marx. Non. Le Capital est actuellement la dérivation la plus dangereuse, la résurgence la plus puissante de la source. Mais la France doit tout son malheur, dans les onze dernières années du XVIIIe siècle, à un ensemble de doctrines ébauchées deux lustres auparavant, et auxquelles le Contrat social donna la vie effective. Le livre n’existe plus en 1937 en tant que livre, mais il existe plus que jamais comme agent directeur et tout puissant de la politique française.

La Politique naturelle en sera l’antidote vivant.