Ce billet d’Henry Montaigu nous semble une judicieuse lecture en ces temps de souvenir royal… qui donne matière à réflexion.
Par Henry Montaigu
Place de la Révolution. 21 janvier 1793. Le souffle glacé d’une terreur sans nom et presque sans visage a figé le peuple le plus gai du monde, le plus policé de l’Europe – le plus civilisé, croyait-il encore il y a quatre ans – mais surtout le moins propre à se laisser dominer par la peur, l’illusion, le mensonge préludant aux vastes infamies collectives de notre XXe siècle. Avec les principes inversés, les croyances foulées, les conditions abolies, les biens spoliés, les symboles détruits jusqu’aux propres idéaux qui avaient été à la genèse du phénomène (dont l’abolition de la peine de mort), ce peuple avait lui-même abdiqué son état d’être le plus constant depuis plus de mille ans d’histoire, et qui était, qui demeure encore, on veut le croire, saugrenu, frivole ou salvateur mais toujours nécessaire, l’esprit de contradiction. Hébété par un événement qui le dépasse et qu’il ne pouvait souhaiter, Paris assiste sans broncher, sans même pousser d’atroces clameurs nocturnes de délivrance, à cette grand-messe de la terreur qui va partager en deux l’histoire du monde.
En lisant, en relisant parfois le long, le sinueux, le difficile ouvrage désormais indispensable des Girault de Coursac, Enquête sur les procès du Roi Louis XVI, j’ai eu l’impression que cette histoire de la Révolution et de la Terreur a été jusqu’ici faussée, non point seulement par les idéologies politiques qui en découlent, voire même in adversum, mais surtout par l’esprit de système, d’analyse, de banalisation méthodique pseudo cartésien des faits qui, parce qu’il taille des avenues en toute obscure forêt, croit et fait croire qu’il s’y retrouve. Il ne s’y retrouve pas. Il ne fait que la traverser.
Les auteurs de l’Enquête sont descendus dans l’enfer des archives. Ils ont eu le courage de rompre avec le discours et la patience de s’y tenir au cours des 650 pages qui représentent l’énorme labeur de plusieurs années. Je ne puis affirmer qu’ils nous éclairent – sinon sur le fait majeur que cette grande décomposition spirituelle et sociale ne peut être maîtrisée par l’argument. En refusant de survoler cette Brocéliande, de la photographier de haut et de loin, ils ont multiplié nos doutes, nos incertitudes, et provoqué – enfin ! – d’indispensables interrogations.
Place de la Révolution. La tête montrée au peuple est celle d’un innocent au regard lucide qui n’est ni sot, ni faible, ni borné, et qui, hors sa légende à présent démolie, nous apparaît bien plus énigmatique, au centre de ce carrefour d’énigmes, où vont s’engouffrer toutes les déchirures de la modernité. S’il a désiré la Révolution, il ne l’a que trop bien conduite vers son terme fatal. Mais s’il est vrai que ce terme est d’abord sacrificiel, il se situe davantage dans la mystique antérieure du royaume que dans la philosophie des « Lumières » qui était lénifiante et pacifiste et qui avait horreur du sang répandu. En vérité, la mort du Roi n’assure le triomphe des idées nouvelles que dans l’ordre des apparences. Dans la totalité harmonique de l’histoire, elles ne sont plus que les instruments passagers d’un ordre qui tombait de beaucoup plus haut et venait de beaucoup plus loin.
Dans cette perspective, la question de la culpabilité de Louis XVI n’a pas plus à se poser que celle de son innocence à présent démontrée. Le tribunal d’apostasie ne savait pas ce qu’il faisait – mais il faisait ce qu’il devait faire. On peut ruiner juridiquement les chefs d’accusation d’un procès entre tous inique (mais pas plus que celui des Templiers ou de Jeanne). On peut défendre l’homme Louis XVI au nom des « droits de l’homme » si l’on veut, mais qu’importe ! Cela ne peut empêcher la Révolution d’être la Révolution. Aucune bataille de procédure ne saurait avoir raison des réponses de Saint-Just et de Robespierre qui ne sont eux-mêmes que les instruments aveugles d’une toute autre histoire.
La question n’est même pas de savoir si le royalo-progressisme peut faire de Louis XVI le Roi-prophète de tous les aménagements possibles. Il est vrai qu’il a voulu ou accepté des réformes arbitraires dont le démantèlement des institutions traditionnelles, la dégradation de la noblesse, etc., et que la rupture de continuité que représente le viol des serments du sacre, lui interdisent à jamais quelque révolution qui vaille – toutes celles que ses ancêtres avaient menées à bien – et qui sont impossibles hors des structures fortes, mouvantes et incarnées qui demeuraient du monde médiéval.
Les analyses historiques dont la raison spirituelle est absente ne peuvent qu’augmenter notre ignorance de la tragédie des Temps. De même, une lecture trop rapide – ou « dirigée » – du livre des Girault de Coursac peut conduire à une nouvelle condamnation de Louis XVI cette fois au nom de principes plus « immortels » à tous égards que ceux de 89. Mais je continue à penser pour ma part qu’au seuil tragique de la grande échéance, Louis XVI s’était réellement battu pour amoindrir la rupture et en retarder l’inconvénient, et que e pourquoi du drame de 93 ne tient pas au règne, à l’entourage et à la personnalité de Louis XVI, mais à une longue, longue, très longue histoire qu’il faudrait d’abord commencer par apprendre.
(Illustration : eau-forte, auteur anonyme, Musée Carnavalet)