Avec Faire légion, Rodolphe Cart avait déclaré vouloir faire ses preuves. Et faire la preuve de la possibilité, pour les jeunes patriotes, d’une synthèse entre identité et souveraineté. Si son propos ne manque pas d’intérêt, et même de pertinence, il fait aussi preuve, à travers la promotion du mythe légionnaire, d’un certain tiraillement…
par Axel Tisserand
Demandons-le d’emblée : qu’est-ce qui nous empêche de donner notre aval plein et entier au nouveau livre de Rodolphe Cart, jeune auteur spécialiste de Sorel, Faire légion, pour un réveil des autochtones ? Certainement pas le diagnostic, que nous partageons, sur l’état de la France et, plus encore, de ses élites, dénationalisées, dont la sécession est ressentie, chaque jour davantage, par les Français et provoque leur colère aussi légitime que grandissante. Ce n’est pas non plus sa critique de l’État libéral, et de son mensonge démocratique, celle de l’idéologie permissive visant à décliner les droits de l’homme en autant de droits – à ce stade suprême de l’individualisme qui détruit l’anthropologie sur laquelle reposent les sociétés, et en premier lieu, la famille, base de toute cité – le libéralisme,tout consumériste, des mœurs devenant un nouveau totalitarisme puisqu’il vise, pour mieux s’installer, à criminaliser le bon sens. Ce n’est pas, bien sûr, son refus du contractualisme des Lumières, qui rend possible ce même mensonge libéral. C’est encore moins le fait que Rodolphe Cart soit un lecteur de Maurras, opposé à l’Europe de Bruxelles et partisan d’un « souverainisme intégral ». Du reste, loin de faire peur à notre auteur, la référence à Maurras est chez lui assumée, ce qui ne fait pas de lui, bien sûr, un « maurrassien », même s’il a donné, sur le site de Front populaire, le 23 mai 2023, un article intitulé « Pourquoi lire Maurras aujourd’hui ». Sorel, Maurras, donc. Et Barrès, à qui il faut également penser. Parce que Rodolphe Cart se situe à mi-chemin de la démarche des identitaires – qui vénèrent une Europe mythique et raciale –, et à laquelle il ne ménage pas ses critiques pertinentes, et de la démarche maurrassienne, historique et strictement politique. Nous pensons évidemment à Barrès écrivant en 1902 dans Scènes et Doctrines du nationalisme : « Hélas, il n’y a point de race française, mais un peuple français, une nation française, c’est-à-dire une collectivité de formation politique ». C’est, mot à mot, le contraire de ce qu’écrira Bainville, en 1924, au début de son Histoire de France : « Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race. C’est une nation ». Et de ce qu’écrivait déjà Maurras, en mai 1915, à Barrès : « Refrain : il faut en venir à la conception de la race historique et de la nation politique ». C’est à la croisée de ces deux chemins que se situe Rodolphe Cart, ce qui lui permet de mesurer sans fantasme racialiste, mais en intégrant avec pertinence le facteur social, la question de l’immigration qu’il faut bien sûr intégrer et qui, assurément, remet en cause l’identité française – et européenne, si tant est que celle-ci existe.
Mais, avec ce nouveau livre, il convient d’ajouter – parmi tant d’autres – une autre référence, en lien avec Sorel, du reste,puisqu’il en fut le disciple avant de rencontrer Maurras : Georges Valois. Car ce n’est pas seulement dans l’histoire romaine, qu’il connaît du reste fort bien, bravant les conseils de Fustel de Coulanges sur les risques de mésinterpréter les références antiques en se les appropriant trop rapidement, que Rodolphe Cart est allé chercher la référence à la Légion, la IXe même pour être plus précis, restée pour sa bravoure légendaire ; c’est aussi en lecteur de Georges Valois, plus précisément du Georges Valois de La Révolution nationale.Pourquoi cette précision ? Parce que ce livre, écrit en 1924, est celui d’un homme dont l’impatience le fait peu à peu s’éloigner de l’Action française et de Maurras : ce sera chose faite, en 1925, avec la création du Faisceau. Car si Valois dit encore que le XXe siècle se nommera « Maurras », ce personnage complexe se rapproche du fascisme italien, ce premier fascisme, social et viril, des Arditi, incarnant l’esprit combattant. Or cette révolution nationale que souhaite Valois contre l’esprit bourgeois qui dénature l’exigence politique, et a trahi le sacrifice des Poilus, c’est évidemment sur l’esprit combattant qu’il souhaite la faire reposer.
C’est dans cette démarche, nullement méprisable, que s’inscrit Rodolphe Cart, tiraillé, comme le Georges Valois de 1924,entre une fidélité à l’intelligence politique rencontrée avec Maurras et des affects révolutionnaires soréliens que Mussolini, lui aussi disciple de Sorel, a réveillés. Avec, aussi, l’influence d’une nouvelle droite au tropisme germanique que sa raison cherche à dominer sans toujours y parvenir. D’où ma référence initiale à Barrès, amoureux contrarié de la culture allemande. J’ai bien fait de citer Bainville. Car Rodolphe Cart le paraphrase explicitement : « Paraphrasant Jacques Bainville, nous pourrions dire que “la France est mieux qu’une race, elle est une Légion” ». Et c’est là que nous disons notre désaccord : car cette Légion est du côté, revendiqué, de « la passion nationaliste » et d’un « déterminisme national » qui penche trop du côté de l’instinct et de l’inconscient pour pouvoir encore s’ouvrir au politique et à l’histoire. Nul besoin de nous référer au primitivisme germanique, pour penser la nation française, patiente construction de nos Rois. Nul besoin de nous inspirer du nationalisme allemand et de chanter « Frankreich über alles », quand les Allemands ne chantent plus « Deutschland überalles » ; nul besoin de se dire « la génération de la Révolution conservatrice française » parce qu’on a vibré, adolescent, à la lecture des Cadets et des Réprouvés d’Ernst von Salomon. Nul besoin de se référer à un déterminisme de la race qu’on veut le plus possible, sans y réussir tout à fait, dégager d’un biologisme stérile et mensonger. Nul besoin aussi de référer à un différentialisme douteux (inspiré du romantisme allemand, Herder, notamment), qui nie, quoi qu’on en dise, l’unité de l’espèce humaine à travers ses différences culturelles, alors même que notre tradition nationaliste française, qui n’a rien à voir avec la tradition nationaliste allemande, n’a jamais nié ni l’idée de Civilisation ni celle d’Humanité – Maurras le rappelait en pleine bataille de Verdun. Nul besoin, en fait, de recourir à un mythe, dont la fonction est de remplacer la doctrine par l’affect, que ce soit celui de la grève générale (Sorel), de la révolution nationale (Valois), de l’État (Mussolini) ou de la légion (Cart). Intéressant, du reste, cette affirmation de notre jeune auteur, « L’État prime sur les classes et sur les races » : pourquoi reprendre en ce début de XXIe siècle la trilogie totalitaire du milieu du XXe siècle, le fascisme pensant en termes d’État, le communisme en termes de classe et le nazisme en termes de race ? La nation légionnaire, celle d’une « France une et indivisible » – arrière-fond jacobin, alors que c’est le souverain qui doit être un et indivisible – se résorberait elle dans un État total – on sait que c’est Mussolini qui inventa l’adjectif « totalitaire ». Pourquoi reprendre cette citation de Valois, précisément : « La révolution nationale est une révolution totale » ?
Nul procès d’intention à l’encontre de Rodolphe Cart, mais la mise en lumière d’un tiraillement dont l’incohérence est la rançon, un tiraillement entre, d’un côté, un esprit contre-révolutionnaire bienvenu et qui pourrait fonder, effectivement, « une doctrine du nationalisme français au XXIe siècle » et, de l’autre, la tentation, toute mythique, de fonder un homme nouveau, une nation nouvelle, sur un Agir indéfini, une matière qui n’aura pas été informée par l’histoire – comme la dynastie capétienne donna sa forme à la matière, pleine de promesses, du royaume fondé par Clovis, roi franc et général romain baptisé dans l’orthodoxie catholique cinq siècles après que Rome put, grâce à Alésia, féconder, former la matière gauloise. Aussi est-ce à nos yeux une régression que réalise Rodolphe Cart paraphrasant Bainville en passant de la nation à la Légion, de l’histoire et du peuple historique au mythe.Incohérence : il faut, en effet, « considérer l’enracinement comme la révolte première contre ce monde actuel », l’enracinement étant comme « le patrimoine raisonnable des siècles » (Burke). Nous approuvons des deux mains, encore plus lorsqu’il cite Maistre, selon lequel la « contre-révolutionne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la révolution ». Mais c’est pour aussitôt se contredire lorsqu’il assène : « Le mythe légionnaire est avant tout une “idéologie” : c’est-à-dire un ensemble de représentations et d’idées-valeur, à caractère tant cognitif que normatif ». Et qu’il souhaite, comme tout bon contractualiste rousseauiste ou le disciple Robespierre l’instauration d’« une nouvelle religion civique ». Si le mythe légionnaire est une idéologie, alors la contrerévolution ou la « révolution nationale » seront bien des révolutions contraires et non le contraire de la révolution.
Peut-être, avec cette nouvelle religion civique, tentation propre en effet à toute « révolution totale », tenons-nous un élément prépondérant de la démarche de Rodolphe Cart. Car cette démarche ignore la transcendance, en dépit de sa perception, toute maurrassienne de la figure d’Antigone. On a dit de Georges Valois qu’il était un personnage complexe. Dans la liste de ses rois préférés, contrairement à Rodolphe Cart, il n’omet pas saint Louis. Et sa Révolution nationale n’ignore pas la dimension chrétienne de la France, voire de l’Europe romaine. Cela lui permettra de dépasser sa tentation fasciste. Et de mourir en héros. Boutang fit le même reproche à Maurras : d’ignorer apparemment saint Louis. Mais si son agnosticisme expliquait certainement cette absence, toutefois, la transcendance inspirait toute la démarche de Maurras, une transcendance peut-être insuffisante aux yeux d’un chrétien puisque inspirée essentiellement de la Grèce et d’Athènes mais qui interdit à Maurras toutes les tentations du mauvais infini. Car la transcendance introduit à la finitude et à la mesure. Et à la raison. « On comprend comme, à force d’éprouver toute vie et toute passion, les Athéniens ont dû en chercher la mesure autre part que dans la vie et dans la passion. Le sentiment agitait toute leur conduite, et c’est la raison qu’ils mirent sur leur autel », écrit-il dans Anthinéa.C’est pourquoi : « Au bel instant où elle n’a été qu’elle-même, l’Attique fut le genre humain ». C’est bien « un nationalisme athénien » que Maurras fonda pour notre siècle et notre pays, qui donna forme à ce vitalisme dont se réclame Rodolphe Cart, mais qui n’est que matière demandant à être ordonnée. Il se trompe lorsqu’il professe : « Au-delà du vrai et du faux, du juste et de l’injuste ou du bien et du mal, ce mythe doit faire basculer le plus grand nombre de nos compatriotes possible dans un univers mental autre ». Et qu’il ajoute : « La force des nationalistes ne réside pas dans leur science. Non, elle est dans leur foi, dans leur passion, dans leur volonté. Pas de mythe mobilisateur sans cette force religieuse et mystique ».Ou quand le mystique est ravalé au rang d’un instinct fantasmé. Il ne faut pas professer le sentir avant le savoir. Ni le virilisme, le militarisme, le bellicisme, l’inégalitarisme, l’Agir, qui ne sont que de faux principes, s’ils sont rapportés à eux-mêmes. Mais les qualités viriles au service du faible, l’abnégation du soldat au service de la patrie, l’épée au service du bien commun agressé, l’inégalité protectrice, la violence au service de la raison : c’est-à-dire le juste usage de la force. « Action et doctrine […] et non pas action sans doctrine, ni doctrine sans action […], déclarait Maurras à la jeunesse d’Action française en 1930. Notre doctrine est action. Si on lui retire l’action qui est sa matière, il n’y a plus de doctrine. Souvent, d’ailleurs, l’action commence au cœur de la doctrine. L’appliquer, la poster sur la voie de l’action, c’est déjà agir. »
Mais peut-être ce mythe légionnaire n’est-il qu’une déclinaison de ce mythe éternel de la jeunesse, contre lequel Pierre Boutang, à peine âgé de vingt-cinq ans, dans La Revue universelle, prévenait ses camarades, en 1941, car « la jeunesse a […] sans cesse un autre objet que soi, qui la tourmente et la fait mûrir ». Aussi en appelait-il à la « jeunesse de la France capétienne » pour donner une forme à ce mythe et encadrer un légitime désespoir. Rodolphe Cart est à un point de bascule. Et il le sait, car il ne peut pas ne pas se rendre compte de l’impasse vers laquelle il se dirige s’il continue ainsi de favoriser le côté obscur de la force tout en se réclamant du nationalisme français. C’est, au bout du chemin, au mieux un certain esthétisme barrésien – ruse de l’individualisme –, au pire notre race historique française devenue étrangère à elle-même. S’il veut, du reste, s’inscrire vraiment dans la durée, alors il passera également du culte éphémère du Chef national ou de la recherche toujours décevante d’un homme providentiel, à la solution institutionnelle. Et son souverainisme intégral se métamorphosera tout naturellement en nationalisme intégral. Tel est notre espoir, car le combat nationaliste a tout intérêt à appeler à soi les jeunes intelligences.
(Illustration : huile sur toile de Lytras, 1865, Antigone devant le corps de Polynice, Athènes)