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Redécouvrir Philippe Ariès

par Gérard Leclerc

Philippe Ariès se définissait comme un « historien du dimanche ». De fait, il n’était pas universitaire comme ses collègues prestigieux, associés à une même quête, celle de l’étude des mentalités. Mais la profonde originalité de sa pensée et la pertinence de ses travaux allaient attirer l’attention au point de l’imposer comme un des héritiers les plus féconds de l’école des Annales. De quoi s’agissait-il fondamentalement ? De se déporter d’une histoire politisée vers une histoire qui s’attache à comprendre l’humanité dans ses profondeurs existentielles, « dans les structures collectives profondes, qui ont conditionné les hommes malgré eux, au moins sans qu’ils s’en aperçoivent ».

On pourrait peut-être parler d’une approche péguyste, au sens où le directeur des Cahiers de la quinzaine combattait le parti intellectuel de son temps et se retrouvait du côté de Bergson pour redécouvrir, à l’encontre d’un certain rationalisme, l’homme tout simplement devant la vie et devant la mort. Pour ceux qui n’ont pas encore approché ses œuvres majeures concernant les populations françaises et leurs attitudes devant la vie, l’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, l’homme devant la mort, la publication de ces Pages ressuscitées à l’initiative de Guillaume Gros permettra d’accéder à son mode de pensée et à ses préoccupations. Il s’agissait, en effet, à travers l’épaisseur du passé de mieux comprendre le présent. C’est l’homme de la rue qui l’intéressait d’abord, car, disait-il, « la vie de tous les jours est passionnante, d’autant qu’elle est quotidienne ».

Ainsi l’historien se révèle-t-il comme sociologue, car il n’est pas de démarche historique, « qui n’ait comme point de départ une question posée par le présent ». On me permettra à ce sujet d’évoquer un souvenir personnel. Il se trouve que le jour même de mon mariage, paraissait dans Le Quotidien de Parisde Philippe Tesson auquel je collaborais, un grand entretien que j’avais obtenu de Philippe Ariès. Jean-Paul II avait réuni un synode à Rome, précisément sur le thème de la famille, et j’avais demandé à l’historien son éclairage sur le sujet, pour dégager les grandes lignes des évolutions contemporaines. Il distinguait ainsi certaines tendances confortant la tradition chrétienne de ce qu’il appelait « le mariage californien », c’est-à-dire celui prédisposé à toutes les dissociations du lien social.

Voilà qui me permet d’évoquer le christianisme profond d’un penseur particulièrement affecté par les événements qu’il avait vécus dans sa jeunesse mais aussi par l’ouverture du concile Vatican II, son développement et ses suites. La condamnation romaine de l’Action française l’avait particulièrement blessé, du fait de son appartenance familiale et de ses convictions politiques. Devant la crise de conscience qu’il avait lui-même partagée, il parlait d’un « nouveau Port-Royal », rapprochant l’événement de ce qui, au XVIIe siècle, avait marqué la culture religieuse et le schisme des âmes.

Face à la question brûlante des prêtres ouvriers dans l’immédiat après-guerre, il s’était montré sensible aux préventions romaines contre des déviations politiques tout en saluant un effort missionnaire bienvenu. Face au concile, il ne s’était pas montré indifférent aux défis d’un aggiornamento, tout en craignant une dérive liturgique, lui qui avait une particulière dilection pour le grégorien et un respect scrupuleux pour la traduction des textes sacrés – un peu à l’image d’un Étienne Gilson. Enfin, il avait tenu à signer à la fin de sa vie un texte de soutien à Jean-Paul II, pour manifester au pape régnant sa gratitude « pour l’espérance qu’il sème partout dans le monde ».