Par Charlotte Corday
Malbouffe et malbaise sont prêtes à nous arracher tout ce qui nous maintient attachés aux arts, aux traditions, et surtout au plaisir. Nous les armons par nos lâchetés et nos démissions. Une conjuration de lugubres et de pisse-froids veut décider à notre place de ce qui est bon et permis, et de ce qui ne l’est pas. La grande bataille est engagée…
Actualité de l’économie sociale
Chaque année, au mois d’avril, se tiennent à Saumur des « Journées nationales du Livre et du Vin ». Je garde un merveilleux souvenir des éditions auxquelles j’ai pu assister naguère. Il y flottait comme un mélange subtil et enchanteur, de littérature et d’œnologie enlacées telles sur une piste de danse, chacune agrémentant l’autre de sa finesse et de son érudition. On en ressort avec le sentiment que, finalement, la vie vaut bien d’être vécue et que la culture nous rend largement le temps, les efforts de mémoire et l’argent que nous y consacrons. Même si cette impression s’estompe au bout de quelques jours, vaincue par la médiocrité et la mesquinerie de l’époque, il suffit d’ouvrir un livre qui y a été dédicacé, ou de déboucher une bouteille qu’on en a ramené, pour que les belles images de la fête de Saumur reviennent au premier plan.
Je viens de retrouver une ambiance similaire, à douze cent kilomètres de là, dans la haute vallée du Douro. L’APEF (association portugaise d’études françaises) y tenait son colloque annuel sur le thème du vin dans les arts et la littérature. Pendant trois journées pluvieuses mais captivantes, des universitaires francophones venant des quatre coins de Lusitanie et du monde nous ont entretenus de la vigne et du vin, dans la Bible, dans l’Antiquité, chez Rabelais, chez Apollinaire et tant d’autres, dans la bande dessinée et la publicité, dans les volutes de l’imaginaire, dans les noirceurs du roman naturaliste puis du roman policier, et dans mille autres coins et recoins de l’aventure humaine, le tout entrecoupé de dégustations où le Porto tenait certes la vedette, mais accompagné de maintes autres productions de ce terroir schisteux dont des siècles de travail des hommes ont su transformer l’ingratitude originelle en une générosité sans pareille.
Le succès n’aurait pas été complet sans la compétence et le dévouement des organisateurs, en fait presque toutes des organisatrices, dont le charme omniprésent me faisait tourner la tête mieux encore que ces libations renouvelées que les funestes sœurs Modération et Tempérance n’eurent pas l’impudence de troubler. C’est dire que lorsque sonna l’heure de la clôture des débats, je quittai les lieux dans un esprit rayonnant d’aménités.
Voulant alors prendre des nouvelles de France, je tombai d’emblée sur une dépêche annonçant que le ministère de la Santé (le diable l’emporte !) avait décidé d’apporter son soutien à l’initiative d’un mois de janvier 2020 « sec », c’est à dire « sans alcool », ce qui lui avait valu en retour des protestations de vignerons outrés. L’atterrissage était rude. J’en étais venu à oublier que nous vivons, ou plutôt que nous survivons, en milieu hostile. Les légions hygiénistes veillent sur notre bien-être, prêtes à nous arracher tout ce qui nous maintient attachés aux arts, aux traditions, et surtout au plaisir. Nous les finançons par nos impôts, nous les armons par nos lâchetés et nos démissions.
Qu’importent les millénaires, au long lesquels les poètes ont chanté et glorifié la vigne, qu’importe le labeur quotidien et le savoir-faire du viticulteur, qu’importe la sublime beauté des rangs de ceps offrant leurs grappes au soleil, qu’importe le silence mystique des fûts alignés dans les caves, qu’importe même la biodynamie ! Une conjuration de lugubres et de pisse-froids veut décider à notre place de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas. De ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas. Trois verres font de vous un dangereux ivrogne qu’il faut verbaliser, ou un alcoolique chronique qu’il faut sevrer de force ; bientôt, il en suffira de deux. Qui fera taire ces fâcheux ?
L’actualité sait à merveille donner un air de comédie, voire de farce, aux plus inquiétants signes des temps. Dans une autre dépêche, celle-là venue d’outre Atlantique, je lis qu’un certain Steve Easterbrook, ci-devant directeur général de la sinistre entreprise multinationale Maquedau, a été contraint à la démission pour avoir entretenu une « liaison sexuelle avec un membre du personnel ». Le communiqué ne précise pas le sexe de la personne en question, mais admet explicitement que la liaison était « consentie ». Peu importe ! Consentie ou pas, elle était « contraire aux valeurs de l’entreprise ». Voilà qui m’a plongé dans des abîmes de perplexité.
Que la malbouffe aille de pair avec la malbaise, je le conçois volontiers. Mais qu’il faille exiger du dirigeant du premier empoisonneur mondial une chasteté monacale, je n’en saisis pas toutes les raisons. Peut-être les actionnaires ont-ils estimé que des sentiments amoureux risquaient de faire le lit de sentiments tout simplement humains ? Et certes, si l’on commence à se soucier du bien-être de son prochain, on ne peut sciemment travailler à l’empoisonner. Qui sait, ce Steve aurait pu penser un soir inviter sa, ou son, partenaire à dîner aux chandelles dans un vrai restaurant ? Et à y déboucher un flacon de Napa Valley ? Cela aurait été le scandale absolu.
Plus sérieusement, quelle image de l’entreprise, du travail professionnel en général, cette affaire burlesque peut-elle bien renvoyer ? Quel accomplissement ira y chercher un jeune diplômé, si on lui impose un catalogue de « valeurs » qui lui interdiront de plaire, de sourire, d’être sensible au charme de l’un, de l’une, ou de l’autre de ses collègues ? Au nom de quel intérêt supérieur devra-t-il renoncer à une part essentielle de lui-même, celle qui le conduit à désirer, à courtiser, à séduire ? Et quel sera le bénéfice de la firme, quand elle aura imposé à tous ses cadres une existence de frustré, de névrosé, de consommateur solitaire de vidéos pornographiques ? La qualité des produits, la satisfaction des clients, y gagneront-elles ?
Chez Maquedau, la question ne se pose sans doute pas en ces termes, car il faut vraiment être taré pour ambitionner d’y faire carrière. Comme aimait à dire le bon Frère Jean des Entommeures :
– Mieux vaut jeûner que maquedau déjeuner !
Contrairement à ce que nous expliquait, dans un exposé fort érudit, l’un des conférenciers du Douro, nous n’avons pas à choisir entre Apollon et Dionysos. Nous devons les unir et les mobiliser l’un et l’autre. Face à la coalition des gnomes qui veulent nous interdire et le culte de Dionysos et celui d’Aphrodite, nous n’aurons pas de trop de tous les Dieux tutélaires de l’Olympe pour engager la grande bataille, la lutte des classes de ce siècle, contre les armées de Picrochole.