Par Philippe Lallement
Le maurrassisme est-il devenu un simple « objet d’étude historique » ?
Pendant les fêtes de Noël, nous interrompons provisoirement notre rubrique « éléments de stratégie » et proposons une nouvelle rubrique du « combat des idées ». Nous y reprenons des articles rendant compte d’ouvrages de nature à constituer la bibliothèque du « cadre » d’Action française.
Cette rubrique s’impose suite au développement de nouvelles sections qui pose le problème de la formation accélérée de cadres jeunes. Il serait malvenu de s’en plaindre mais il serait anormal de ne pas s’en préoccuper. Nous proposons pour commencer un texte sur l’ouvrage d’Olivier Dard : Charles Maurras – le nationalisme intégral, réalisé par Philippe Lallement, il a été publié dans la Nouvelle Revue Universelle n° 57 de l’automne 2019.
Olivier Dard Charles Maurras, le nationaliste intégral (Dunod, 2019, coll. Ekho, 432 p., 11 €)
La réédition en poche de l’ouvrage savant d’Olivier Dard sur Charles Maurras, le nationaliste intégral (paru en 2013 chez Armand Colin sous le titre moins « vendeur » mais plus explicite Charles Maurras, le maître et l’action), interpelle la nébuleuse maurrassienne du XXIe siècle. Car cet ouvrage, s’il constitue une remarquable biographie de Maurras, propose en même temps une vision d’ensemble du maurrassisme et de l’Action Française. Il faut d’abord souligner l’énergie et l’esprit pénétrant mis par le professeur Dard à tirer le meilleur parti des nombreuses études maurrassiennes produites depuis 1968. Nous pensons surtout aux six colloques universitaires sur Maurras réalisés à l’initiative de Victor Nguyen1, et aux quatre colloques dirigés ou co-organisés par Olivier Dard lui-même. Avant lui, le travail de référence sur l’Action française restait celui de l’américain Eugen Weber, vieux de plus d’un demi-siècle. Olivier Dard a remis cette prééminence en cause. À plusieurs titres. On en privilégiera trois.
Dans un article marquant, Pierre Nora reprocha à Eugen Weber de manquer de perspective historique, notamment en ne s’attachant pas à resituer l’Action française dans le cours de la pensée économique et sociale de l’époque. Manque largement réparé par Olivier Dard, qui s’intéresse de près au souci institutionnel de la jeune génération des années 30 : les « dissidents » maurrassiens de la Jeune Droite attendaient de leur vision corporatiste de la société et de l’État qu’elle entraîne la renaissance progressive du pays. D’où leur intérêt pour la tentative de « révolution nationale » lancée par Vichy et soutenue par l’Action française, qui suscita bien des déceptions. De cette période si abondamment traitée et controversée, cet aspect est paradoxalement délaissé. Olivier Dard l’aborde avec un esprit de distanciation, de discernement et d’objectivité qu’on aimerait voir adopté par tous les historiens spécialistes de la France occupée. Nous osons espérer qu’il poursuivra ses recherches afin de restituer cette expérience dans son authenticité : elle reprend, en ce temps de crise, une évidente actualité.
Olivier Dard renouvelle d’ailleurs notre regard par la distinction qu’il opère, chez Maurras, entre le chef politique et le doctrinaire, entre un quotidien soumis aux événements et la logique d’une pensée en progression. Maniée par lui avec une grande finesse, cette clé d’interprétation nous délivre des habituels jugements à l’emporte-pièce sur le « grand maudit », et libère la nouvelle génération de maurrassiens des vieilles postures strictement défensives. Cette distinction lui permet aussi de porter un regard à la fois positif et critique sur ce qui a conduit de nombreux disciples de Maurras à la dissidence. Grâce à elle, nombre de choix s’expliquent, y compris les plus délicats et les plus douloureux, lorsque l’action de Maurras apparaît en contradiction avec sa doctrine. À la périphérie de ces observations, on appréciera l’intérêt que Dard accorde, chez Maurras, au stratège politique, particulièrement à travers l’évocation de la « bagarre de Fustel », un combat universitaire et médiatique – le premier du genre ! – en faveur de ce qu’on appelle aujourd’hui le récit national.
Se trouve ainsi « revisité » le reproche que Nguyen faisait à Eugen Weber de surestimer le poids des évènements au détriment de celui des idées : comme le note Nguyen, cela empêche Weber, lorsqu’il décrit avec justesse la puissance de séduction maurrassienne, d’en discerner la véritable cause. À l’inverse, son étude de l’influence des idées maurrassiennes permet à Olivier Dard une approche novatrice du concept de « maurrassisme ».
Ayant exploré en profondeur la question de l’influence internationale de Maurras (colloque de mai 2008), l’historien a pu évaluer l’utilisation ponctuelle, « à la carte », faite à l’étranger de la pensée maurrassienne, et sa capacité d’adaptation aux diverses contraintes nationales. Si souvent taxé de rigidité et de gallocentrisme, le maurrassisme démontre ainsi sa souplesse et son adaptabilité aux circonstances.
Se voient également intégrés au maurrassisme les divers prolongements effectués par les « dissidents », élargissant ainsi considérablement sa surface porteuse. Dard est le premier à prendre toute la mesure « temporelle » de l’histoire de l’Action française : il fait remarquer qu’elle a passé plus de temps sans Maurras qu’avec lui vivant. Le chapitre le plus long de l’ouvrage est consacré aux héritiers de Maurras : très novateur, il s’appuie sur d’impressionnantes ressources documentaires. (On notera qu’elles comprennent le dossier « Maurras, le blessé de Dieu » du n° 49 de la NRU.)
Le professeur Dard en viendrait-il à formuler un aggiornamento du maurrassisme ? Il s’y refuse, considérant que celui de Boutang avec la Nation française a échoué, de même que celui de la Nouvelle Action française (NAF) qui finit par abandonner toute référence à Maurras en devenant, contre lui, la Nouvelle Action royaliste. Olivier Dard mentionne le renouveau des années 1990 avec la « Génération Maurras », mais ne l’approfondit pas, et se montre peu convaincu par le coup de fouet donné par la Manif pour tous. Il semble, à nos yeux, sous-estimer l’influence que continue d’avoir l’école d’Action française, passage obligé pour toute une jeunesse dissidente de “droite”, et seule perspective politique post-libérale et post-libertaire présentant un minimum de cohérence et de crédibilité. Cet aggiornamento inachevé, l’actuelle Action française semble le remettre sur le métier. Elle le fait en se réappropriant Pierre Boutang, l’héritier spirituel, dans le sillage de la Génération Maurras des années 1990. Elle reprend aussi les travaux sur l’anthropologie maurrassienne engagés par Gérard Leclerc au début des années 1970, en vue d’établir un pont avec la nouvelle jeunesse catholique, dynamique et décomplexée, mais dépourvue de vrais repères politiques. Elle le fait enfin, depuis 2017, avec la redécouverte de Pierre Debray et sa capacité à appliquer la méthode maurrassienne aux problématiques d’une société industrielle et scientifique de plus en plus inhumaine, au point qu’elle se veut désormais « transhumaine ».
Ne peut-on penser que l’historien Olivier Dard saura trouver dans cette mouvance de nouvelles et prometteuses pistes de recherche ? Il croit pouvoir conclure son ouvrage en affirmant que « le maurrassisme est devenu un objet d’étude historique », car « il ne pèse plus guère dans le débat public ». Belle provocation à l’adresse des maurrassiens ! Mais ô combien stimulante… La nébuleuse maurrassienne du XXIe siècle n’a-t-elle pas déjà fait le pari de lui donner tort ?