De Gauche à droite: Olivier Perceval, Pierre Pujo, Michel Michel
Par Germain Philippe
La technocrature, maladie sénile de la démocratie : (14/15)
Nébuleuse maurrassienne et Technocratie
Si un mouvement politique à considéré la prise de pouvoir par la Technocratie « normale », c’est bien l’Action française. Depuis 1956, elle a été sensibilisée à la montée en puissance technocratique. C’était, a rappelé Christian Franchet d’Esperey dans une belle émission de Radio-courtoisie1, la grande idée de Pierre Debray lorsqu’il rendait compte dans Aspects de la France, des évolutions de la société industrielle. Par sa grande pédagogie, Il fit comprendre le « phénomène technocratique » à toute une génération d’étudiants monarchistes des camp CMRDS.
Pour Hilaire de Crémiers, Debray avait compris par Maurras que la technocratie n’était pas un pure produit de la société industrielle mais la complice nécessaire à l’idée et aux institutions républicaines dans beaucoup de pays, y compris en Union Soviétique. Une sorte de dénonciation avec quarante ans d’avance de ce que certains appellent la super-classe mondiale qui prétend diriger, car les « technos » pensent avoir le savoir du pouvoir et le pouvoir du savoir. Et maitre Trémolet de Villers de renchérir sur le phénomène du « complot des éduqués » qui cherchent où se placer pour trouver les places où coule l’argent publique, se cooptent en passant du public au privé, ne prennent pas le risque de se faire taxer de « sale capitaliste » mais profitent des résidences d’été, des voitures de fonction, des grands hôtels, des aéroports. A son tour Franchet d’Esperey rappelle que Debray fut le premier a mettre en évidence dans la Nomenklatura soviétique la rivalité entre les bureaucrates – disons l’élite politique – et les technocrates. En fait Debray avait été influencé par les analyses postmarxistes des revues Arguments et Socialisme et Barbarie. D’où son espérance de la montée d’une « nouvelle classe ouvrière » française pouvant faire revivre l’anarcho-syndicalisme avec lequel l’Action française des origines avait cherché la jonction. On ne trouvait ce langage nulle part ailleurs, d’autant qu’il était exprimé en totale fidélité maurrassienne.
Les boutangistes de l’hebdomadaire La Nation Française – ces maurrassiens séparés de la « vieille maison » – s’opposaient aussi au groupe social des technocrates mais sur d’autres bases. D’abord les influences des positions « humanistes » et anti-techniques de philosophes comme Heidegger et Gabriel Marcel. Ensuite la volonté de s’appuyer sur les « poujadistes », cette classe moyenne agressée par les développements de la société industrielle.
Les deux héritiers catholiques de Maurras ont montré une hostilité à l’égard de la société de consommation déracinante, massifiante et désacralisée. Leur opposition à la technocratie est différent de l’anti-synarchisle communiste et de celui des contre-révolutionnaires catholiques, même proche comme Louis Daménie. Depuis longtemps les maurrassiens s’attendent à une prise du pouvoir politique par les technocrates. Au point d’ailleurs qu’ils envisagèrent d’appuyer une stratégie royaliste sur ce groupe sociale.
Retournement et Technocratie
En 1980, les maurrassiens2 de la Nouvelle Action Française qui étaient entré en dissidence avec la ligne « ralliée » des Renouvinistes, avaient développé une réflexion stratégique novatrice sur la base du phénomène technocratique et celui de la « société du spectacle » dénoncée par Guy Debord.
Dans le n° 13 du laboratoire d’idées de La Revue Royaliste, le sociologue Michel Michel proposait « un modèle » stratégique basé sur une ligne politique différente de celle de Debray et des boutangistes, concernant la technocratie : « Une autre ligne est possible que nous inspire la pratique même des contre-révolutionnaires dans la situation créée dans le passé par la modification des élites du début de l’ère industrielle. Au début du XIX° siècle, le système de valeurs des contre-révolutionnaires semblait indissolublement lié à I ‘ancienne société féodale et s’appuyait sur I ‘aristocratie terrienne et les portions de la société qu’elle contrôlait. Pourtant, la pensée contre-révolutionnaire a su tout au long du XIX° siècle, conquérir des fractions importantes des « nouvelles élites », rechristianiser en partie une bourgeoisie voltairienne, etc… De même, au début du XX° siècle, I’Action française a su présenter à des groupes non acquis (intellectuels, syndicalistes, « producteurs » de Valois, etc…) une synthèse leur permettant de s’accorder avec les groupes qui avaient conservé la sensibilité de l’ancienne France. Pourquoi donc ne pas rechercher à convertir une fraction des élites nouvelles de la technocratie, non à la sensibilité de la bourgeoisie conservatrice ni même à celle héritée de Ia société féodale, mais à ce que notre système d’analyse et de valeurs a de permanent ? » En d’autres termes Michel proposait d’infiltrer la Technocratie afin de retourner ses meilleurs éléments au profit de la restauration monarchique.
Appelons désignons la voie technocratique proposée par Michel, comme un modèle stratégique de type « retournement », cette tactique si chère au spécialiste du renseignement Vladimir Volkoff, ancien étudiant maurrassien rédacteur à Amitié Française Université. Le retournement appartient bien à la « boite à outils » maurrassienne. Le doctrinaire du néo-royalisme la revendiquait dès 1909 : « Lorsque j’étais enfant, explique Maurras, le plus beau des faits d’armes, celui qui unissait la bravoure à l’utilité, me semblait devoir être d’accourir à toute bride sur la batterie ennemie, de hacher à leur poste les servants et les canonniers, puis, au lieu d’enclouer vainement les pièces conquises, de les retourner aussitôt pour leur faire jeter le désordre et la mort dans les lignes de l’adversaires.3 » Rêverie d’enfant que Maurras mettra en application pour retourner la jeune Action française alors républicaine – cette élite en fusion d’après l’historien Jean-Pierre Deschodt – au service du roi. Rêverie d’enfant qui deviendra modèle stratégique dans son texte trop méconnue Mademoiselle Monk4. Modèle stratégique que le maurrassien Patrick Buisson déploya auprès de Nicolas Sarkozi, au point de lui permettre d’acceder à la Présidence de la République en 2005. Car une stratégie n’a de valeur que déployée.
Débat de stratégie royaliste
Un débat s’instaura entre le maitre et l’élève, entre Pierre Debray et Michel sur le bienfondé du modèle proposé. Pour ce dernier « De même qu’il y a aujourd’hui des enseignants contre l’école, des curés contre I ‘Eglise et des magistrats contre I ‘appareil judiciaire, on doit s’attendre à ce que les plus exigeants des technocrates ne soient plus des instruments dociles de la « raison d’Etat » technocratique. Pourquoi ne pas envisager d’être les promoteurs dans ce milieu d’une « nouvelle synthèse » et d’y organiser l’équivalent de ce que te syndicat de la magistrature a été pour le milieu judiciaire ? A I’ancienne synthèse, aujourd’hui en décomposition, fondée sur la dialectique entre une intelligentsia progressiste (eschatologie du progrès et de la « libération de I’Homme ») et une technocratie de la rationalité abstraite (mal) régulée par I’opinion publique€, nous proposons de substituer une nouvelle synthèse fondée sur une intelligentsia anti-progressiste (néo-traditionnaliste,… ) et une technocratie enracinée (service public des communautés concrètes), plus tard (peut-être) régulée par un pouvoir politique indépendant. »
Pour sa part, dans Je Suis Français, Debray argumenta contre l’hypothèse du retournement technocratique : « En 1956 quand j’ai commencé à étudier le phénomène, je l’ai abordé sous un angle purement sociologique et non pas historique. A L’époque je parlais de bureau-technocratie. Ce qui prêtait à malentendu. Ainsi La Revue Royaliste semble s’imaginer que je refusais le progrès technique, que je versais dans le poujadisme et que je suivais trop servilement certaines analyses des « gauchistes » de Socialisme et Barbarie… Il est vrai que ce sont des marxistes dissidents qui ont été les premiers à nous alerter sur la véritable nature de la société soviétique et sur les transformations d’un capitalisme détaché du capital. Mais il fallait reprendre ces analyses, exactes au niveau des faits, en fonction de l’empirisme organisateur. » Ce qu’il fit. Partant du constat de physique sociale de la création d’une Nomemklatura par le « citoyen-général Bonaparte », il contesta le modèle stratégique proposé par Michel.
Ce débat fut interrompu par l’élection de François Mitterrand à la présidence de la république. Il n’en reste pas moins vrai que le dossier de retournement technocratique proposé par Michel Michel reste un modèle du genre digne de celui de la « Stratégie nationaliste » proposé en 1962 par Pierre Debray et qui lui aussi ne fut pas déployé.
C’est donc par l’intérêt constant qu’elle porte au phénomène technocratique et à sa prise de pouvoir politique, jusqu’à y voir prospectivement un potentiel stratégique, que l’Action française à jugé à minima « normale » la prise du pouvoir politique par Macron en 2017. Nous verrons qu’elle va même au-delà.
Germain Philippe ( à suivre)
1 « Centenaire de la Revue Universelle fondée par Jacques Bainville en 1920 », Libre journal de Jacques Trémolet de Villers , émission du 28 mai 2020, Radio-Courtoisie, avec Jacques Trémolet de Villers, Hilaire de Crémiers, Christian Franchet d’Esperey.
2 Olivier Dard, « « Des maorassiens aux maoccidents : réflexions sur un label et sa pertinence en lisant un essai récent », in Bernard Lachaise, Gilles Richard et Jean Garrigues (dir), Les territoires du politique. Hommages à Sylvie Guillaume, Presses universitaires de Rennes, 2012, pp. 167-176.
3 Charles Maurras, Préface de 1909 à Enquête sur la Monarchie, Les éditions du porte-glaive, 1986, p.5.
4 Le texte de Maurras est paru en 1902 dans la Gazette de France avant d’être repris en 1905 dans L’Avenir de l’intelligence sous le titre Mademoiselle Monk.