Par Antoine de Crémiers
« Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux
qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres… Au-dessus d’eux s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, prévoyant et doux, et ne cherche qu’à fixer les hommes irrévocablement dans l’enfance. Il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs… Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?» (Alexis de Tocqueville)
PREAMBULE
Le cauchemar « imaginé » par Alexis de Tocqueville est aujourd’hui en grande partie réalisé et se révèle comme descriptif d’une cruelle actualité.
Par un étrange retournement, faiblement perceptible tout d’abord puis de plus en plus affirmé et brutal, l’idée d’un bien commun a non seulement disparu, mais elle est considérée comme source de violence et fait désormais l’objet d’une traque impitoyable organisée par les défenseurs du « bien ». Les chiens de garde du système surveillent les conduites, traquent les pensées déviantes, y compris dans les sphères les plus intimes, martèlent dès le plus jeune âge les « dictats » du nouvel ordre et formatent les esprits pour que tous adhèrent à la nouvelle « normalité » et en deviennent les agents et les propagandistes.
Ce qui différencie le totalitarisme des figures classiques des diverses tyrannies et dictatures est bien le fait qu’il ne se limite pas à une forme de gouvernement mais vise l’ensemble des rapports, non seulement entre les individus et l’État, mais encore entre les individus eux-mêmes ; il concerne donc la société tout entière et tous les aspects de la vie. Il instaure une société de surveillance caractérisée par la dictature de tous sur tous. Il ne s’agit plus de se contenter de respecter la norme, mais de l’intérioriser et de penser suivant la norme.
La crise dite du coronavirus aura été un formidable accélérateur de ce totalitarisme qui ne prend plus la peine de se dissimuler et s’affirme brutalement sans le moindre scrupule.
NOTRE BEL AUJOURD’HUI
Depuis assez longtemps déjà, le système marchait vers l’abîme, condamné à patiner de plus en plus vite sur une glace de plus en plus mince, appuyé sur un endettement délirant suscité en partie, mais pas uniquement, par la crise des années 2007/2008, époque où les Etats avaient répondu au problème de la dette par plus de dettes, en transformant par un tour de passe-passe les dettes privées en dettes publiques. Dans un mouvement sans fin alimenté par des taux maintenus au plus bas, parfois même négatifs, et une création monétaire apparemment
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Inépuisable dont la part essentielle, sans s’investir dans l’économie, tournait en rond dans la sphère financière, le système ressemblait fort au catoblépas, cet animal fabuleux tellement bête qu’il se dévorait lui-même. Sachant que l’implosion était proche, nos hommes politiques ne savaient plus que faire pour dissimuler leur folie, et tous leurs efforts visaient à en retarder l’échéance ; il leur paraissait encore possible de prolonger indéfiniment l’état des choses, ou du moins jusqu’au passage du relais à leurs successeurs.
L’heure des règlements de compte approchait dangereusement lorsque survint, comme par enchantement, le coronavirus. Bienheureux coronavirus dont il faut à tout prix noircir et dramatiser les effets pour permettre de se déguiser en chef de guerre sans craindre le ridicule, lui attribuer tous les maux du temps présent, exonérer ceux qui en sont responsables et tuer l’économie qui ne pourra être sauvée à nouveau que par une création monétaire encore plus délirante et, « en même temps », tenter de rassurer les peuples par des promesses intenables, l’État devant jouer le rôle d’un assureur tous risques. Leur seule arme, c’est la planche à billets. Cette crise sanitaire réputée imprévisible et purement exogène vient donner un répit au système. Répit qui sera de courte durée toutefois, les comparaisons rassurantes qui sont faites avec la période 2007/2008 et même avec celle de 1929 étant nulles et non avenues. On voit même des prévisionnistes et analystes économiques, ceux qui se trompent toujours, expliquer doctement que oui, il y aura un moment difficile, mais dès le troisième trimestre et surtout au quatrième, la croissance repartira…
Nous constaterons très vite le décalage entre promesses et réalisations. Nos économies sont à l’arrêt et beaucoup d’entreprises et de professions indépendantes cesseront leurs activités, ce qui mécaniquement entraînera des baisses de rentrées fiscales et une augmentation du chômage… Or, nous ne savons pas quand la production pourra repartir, quelle sera l’importance du chômage et celle des personnes sans ressources et pas davantage combien de banques, d’assureurs et d’Etats (?) vont faire faillite, nous ne savons pas… Nous sommes devant une catastrophe économique sans précédent, et le jour d‘après risque fort d’être celui de la colère contre les « habiles » qui ne peuvent cacher leurs méfaits, incapables de fournir du gel hydro alcoolique, des masques, des respirateurs, des lits, des tests, qui tiennent des propos contradictoires, prennent des décisions qui ne le sont pas moins, révélant leur dramatique incurie. Ce sera la colère des maires, celle des forces de l’ordre, du personnel médical et hospitalier et de ceux, nombreux, trompés et abusés par des menteurs professionnels qui ne feront plus illusion.
La question essentielle était bien à l’évidence celle du jour qui ferait suite à ce confinement, solution imbécile dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences économiques, financières, sociales et politiques. Le numéro du 14 mai du journal « Valeurs actuelles » annonçait de manière prémonitoire : « Chômage, Faillites, Dette, Le tsunami qui vient ». Et pendant ce temps là… les « habiles » non seulement plaident non coupables, mais répètent qu’ils avaient raison. Le confinement était effectivement pour eux la seule solution possible, pour masquer leur incroyable incurie, mais également, en diffusant sans cesse un matraquage médiatique anxiogène et proprement délirant, pour installer une nouvelle cage de fer, un totalitarisme sanitaire venant réduire pour longtemps les derniers espaces de liberté.
Et après… Suivant une partition désormais habituelle, on retrouve les tenants du système, inquiets de sa possible désagrégation mais optimistes malgré tout, ceux, assez nombreux qui se veulent libéraux quand même tout en étant conservateurs ! et cherchent une solution dans un
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post-libéralisme heureux, et ceux, tout aussi optimistes pour lesquels rien ne sera plus comme avant.
Quelques voix discordantes se font entendre, que certains qualifieront d’outrageusement pessimistes, comme celle de Michel Houellebecq.
En ce qui concerne la première catégorie, celle des optimistes, plus ou moins inquiets quand même, on notera successivement les noms de:
Mathieu Laine
Dans un livre récent intitulé « Il faut sauver le monde libre », l’auteur défile les propos convenus d’un libéralisme tranquille pourtant menacé par des ennemis qui deviennent chaque jour plus dangereux.
Mathieu Laine accuse les contestataires de sombrer dans le racisme, l’antisémitisme, l’obscurantisme, foulant aux pieds le fondement vital de nos démocraties que sont les droits essentiels, les institutions, les votes, les élus et leurs mandats. La très grande puissance du monde libre réside dans sa capacité à changer de dirigeants par le vote et non par la force. Certains l’ont manifestement oublié (interdit de rigoler !!!). Cette radicalisation est une insulte à la raison, une mise en marge de la république et une menace profonde pour l’avenir de notre communauté humaine. Et dans un paragraphe intitulé « La convergence des brutes », il ajoute « l’époque n’a pas seulement redonné vie – dans un concert mêlant comme jamais auparavant le vrai et le faux – aux promesses les plus démagogiques, elle a aussi fait resurgir les fantômes du passé. En France, le mouvement des gilets jaunes parti d’une jacquerie fiscale, a réveillé le serpent de mer de la lutte des classes, des places, et des crasses. Comme à la grande époque de la convergence des brutes, le jaune a fini par s’assombrir et ressusciter une sinistre pandore virant inexorablement au jaune rouge et au jaune brun. »
Dans un article paru dans le Figaro du mercredi 1er avril (!) Mathieu Laine, psychorigide et monomaniaque, poursuit l’analyse que lui dicte son idéologie et lui fait tenir des propos absurdes : « En ces temps tragiques où nous luttons contre un mal invisible et pleurons nos morts, mesurant dans nos chairs l’importance parfois oubliée du primat de la liberté (!), l’heure a sonné de penser aux lendemains… A ce moment-là, un premier piège nous tendra les bras : le repli durable sur nous-mêmes. Parce que nombreux sont ceux qui associent l’épidémie à la mondialisation, la tentation sera grande de maintenir nos frontières fermées et nos volets baissés sur le pas-de-porte de l’altérité. Notre monde y allait tout droit, cédant aux injonctions de la peur, de la colère et de l’envie tout en niant les apports objectifs de la circulation des biens, des hommes et de la connaissance. Ce serait là une erreur majeure…» Nous voilà prévenus.
Alain Minc ou les raisons d’être optimiste !!!
A son tour, manifestant la même incompréhension du temps présent, et tout aussi psychorigide, Alain Minc dans un article du Figaro du mardi 31 mars nous donne « des raisons sérieuses d’espérer » car, dit-il, les pouvoirs publics ont tort de proclamer que nous vivons une crise pire qu’en 1929; c’est paradoxalement grâce à eux que nous éviterons la grande dépression car ils prennent les bonnes mesures : «Politique budgétaire unanime et incroyablement expansionniste, création monétaire sans limite, monétisation aussi large que nécessaire de dettes publiques, volonté de garder les effectifs professionnels et d’éviter le chômage de masse.»
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Nous ne sommes pas non plus, poursuit-il, en 2008, époque où le système bancaire aurait pu exploser et l’économie de marché sombrer. « Aujourd’hui, l’univers bancaire est efficace, alimente les circuits économiques qui fonctionnent à 65% et demain sans doute davantage, compte tenu des redémarrages en vue. L’économie réelle marche, fut-ce à vitesse réduite, et sera en situation de redémarrer, une fois la crise finie, au prix d’un plan de relance ». Ayez confiance donc et résistons aux « passions tristes car, dans un monde qui ne cessait de disqualifier chaque jour l’action politique, jamais celle-ci n’a pris depuis des décennies une telle légitimité.» A voir ce libéral saluer l’action des pouvoirs publics, certains pourraient penser, à tort, que ce renforcement du rôle de l’État signe le faire-part de décès du libéralisme. Il n’en est rien, bien au contraire, le renforcement de l’action des pouvoirs publics visant, c’est une constante, à sauver le marché et les règles de la concurrence. Alain Minc est un vrai libéral, il en assume complètement les contraintes.
Luc Ferry
Il ne manquait plus à ce florilège de propos imbéciles que ceux du vieux barbon républicain et kantien. Dans un article du Figaro, daté du jeudi 26 mars, notre cigale s’attaque violemment aux « vautours », aux oiseaux de malheur qui « sonnent le réveil ». « L’avenir, nous dit-il, montrera vite que cette crise ne changera au final que peu de choses. Certes, elle touchera durement des personnes et des entreprises, mais pas le système de la mondialisation libérale (Ouf !) que consacre au contraire la logique des GAFA : jamais smartphones et tablettes n’ont autant servi ! Oui, il y aura des faillites, une récession colossale et un endettement inévitable, néanmoins dramatique… Un Etat endetté, voire en faillite, n’en restera pas moins un Etat faible. La croissance libérale mondialisée repartira donc en flèche dès que la situation sera sous contrôle. Les revenus de nos concitoyens auront diminué, certes, mais ils auront aussi fait des économies et elles inonderont le marché dès la fin du confinement.» Donc, «Ce sera reparti non pas comme en 14, mais comme dans les périodes d’après-guerre. Business as usual est l’hypothèse la plus probable, et du reste aussi la plus raisonnable, n’en déplaise aux collapsologues. »
Les trois positions évoquées ci-dessus ne peuvent que nous laisser sidérés. Elles traduisent une absence totale de logique, de cohérence et cette incapacité des idéologues à comprendre le réel qui les transforme, comme le dit si bien Charles Gave à propos de Macron, en parfait crétins, mais dangereux comme le montrera très certainement la suite des évènements. Ils craignent par dessus tout les remises en cause du dogme : l’efficience des marchés et les bienfaits de la mondialisation.
Et puis, il y a la cohorte de ceux qui voudraient bien que tout s’arrange, qui mettent le doigt sur les nombreux défauts du système, mais qui espèrent toujours une évolution pacifique sans rupture brutale et sans affrontements. C’est le cas de nombreux libéraux conservateurs, c’est le cas en particulier de Phillip Blond, ancien conseiller de David Cameron, qui voudrait marier un conservatisme populaire et social, à droite sur le plan culturel, mais s’émancipant sur le plan économique d’un certain libéralisme dévoyé par la globalisation ! Dans un article du journal Le Figaro du mois de mai, il voit dans la crise sanitaire le catalyseur d’une vaste restructuration politique… Il y aurait, pense-t-il, une tendance de fond qui correspond à l’effritement de l’ordre libéral. « Allons-nous assister à l’essor d’une pensée communautaire post-libérale lucide ou demeurer impuissants face à la résurgence d’un nationalisme agressif (!) et ethno centré ?»
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En résumé « trois alternatives (ou plutôt trois hypothèses) sont devant nous : un libéralisme à nouveau vigoureux, une recomposition post-libérale heureuse et une plongée dans les eaux troubles du nationalisme. » Une quatrième possibilité lui échappe alors qu’elle est la plus vraisemblable : le chaos. (À suivre)