Par François Marcilhac
Alors que la mort de Jacques Chirac a provoqué une véritable émotion chez les Français, celle de Giscard d’Estaing les a laissés plutôt froids. Certes, la pandémie n’a permis à aucun sentiment populaire de se manifester. Mais la radio et la télé auraient pu compenser par des émissions ad hoc cette impossibilité. Or le fait est également qu’aucune radio ni aucune chaîne de télé ne s’est mise en « édition spéciale » toute la journée, comme ce fut le cas pour Chirac. Comme si chacun savait que le divorce par consentement non mutuel de 1981 entre Giscard et les Français avait été définitif. Du reste, si Giscard ne voulait aucun hommage national, c’est qu’il n’avait jamais surmonté son humiliation de ne pas être réélu en 1981 après avoir tant fait, croyait-il pour « libérer » la société française. Comme quoi, ce n’était peut-être pas ce que les Français attendaient en priorité de lui en 1974. Il était également vexé que toutes ses tentatives de revenir dans le jeu politique se soient soldées par des échecs ou des demi-échecs. Quant à sa grande œuvre, le traité constitutionnel européen, les Français le rejetèrent à une large majorité. En clair, cet homme qui disait ne pas vouloir rester dans l’histoire de France fut dans la mort comme dans la vie : modeste par orgueil…
Chacun pourra toujours trouver quelque chose à glaner dans une vie politique aussi riche et une vie personnelle aussi longue. Il a fait son devoir, et courageusement, à dix-huit ans, en s’engageant en 1944 pour la libération du territoire ; il a respecté la volonté de Georges Pompidou s’agissant de Beaubourg — un des ensembles culturels les plus originaux d’Europe — et il a sauvé la gare d’Orsay de la destruction pour en faire un des musées les plus beaux du monde ; il a eu ses bonnes œuvres, aussi. Tout personnage est complexe. Et sa politique extérieure s’inscrivit peu ou prou dans les pas de ses deux prédécesseurs.
Mais revendiquer pour maîtres Monnet et De Gaulle, c’était aller au-delà du paradoxe. Et déjà pratiquer le « en même temps » de son fils spirituel, qu’est Macron. Sur son cercueil, du reste, deux drapeaux : le français et l’européen. Si, pour certains esprits superficiels, cela peut n’être pas antinomique, la double paternité revendiquée l’est, en revanche. Car Monnet, ce ne fut pas seulement le pire ennemi De Gaulle auprès et au service des Américains, ce fut aussi celui dont le projet européen, co-construit, comme on dit aujourd’hui, avec les Américains, avait pour seul but de détruire la souveraineté des nations européennes, le Royaume-Uni excepté, comme Churchill, qui participait à la manœuvre, le déclara d’emblée. Or, quoi qu’on pense par ailleurs de De Gaulle, sur ce plan-là, le projet gaullien était aux antipodes du projet de Monnet. C’est pourquoi l’élection en 1974 de Giscard peut être considéré comme une revanche du second sur le premier. J’ignore si Giscard aimait ou n’aimait pas la France. En amour, il n’y a que des preuves d’amour. Or le fait est que Giscard, qui se plaisait à regarder la France au fond des yeux… mais de l’extérieur, comme un étranger — un Huron devenu président de la République —, n’a pas cessé de rabaisser notre pays. Après une campagne menée à l’américaine, inspirée de celle de JFK près de quinze années plus tôt, c’est en anglais qu’il s’exprime le soir de son élection, afin de bien montrer qu’il s’inscrit dans une modernité de rupture, laquelle ne parle pas français.
La France était, de fait, dépassée pour Giscard — comme elle l’était pour Monnet et comme elle le sera pour Mitterrand — « La France est notre patrie, l’Europe notre avenir » — et l’est aujourd’hui pour Macron. Mais Giscard faisait dans le symbole, quand Macron, esprit bien moins fin et bien moins cultivé, fait dans la provocation. La France de Giscard, c’est celle qui ne doit plus se concevoir que comme représentant 1 % de la population mondiale, afin de justifier son tropisme européiste. D’où, bien sûr, cette recherche d’une nouvelle légitimité, cette invention artificielle d’un peuple européen à travers l’élection au suffrage universel du parlement européen, dont les membres étaient alors désignés par les parlements nationaux, comme le sont toujours ceux du Conseil de l’Europe. C’est aussi le système monétaire européen, qui succède au serpent, et qui est une préfiguration de la monnaie unique, que Mitterrand mettra en chantier. Ce sera aussi ce traité constitutionnel de 2005 : Giscard rêvait de devenir le premier président de l’Europe, la France était bien trop petite pour lui. Devant l’impossibilité de réaliser son vœu, le « projet » européen ne cessant de prendre du retard, il se prit à rêver à devenir son refondateur, un nouveau père de l’Europe, en s’impliquant dans le traité constitutionnel. Repoussé par les Français, on sait comment la forfaiture de Sarkozy et du Parlement permit sa ratification en 2008…
Giscard, c’est aussi une France toujours plus petite, moins présente sur la planète : indépendance de Djibouti (où désormais les Américains ont une base militaire) et des Comores, avec le largage prémédité, contre la volonté de sa population, de Mayotte, auquel l’Action française et Pierre Pujo s’opposèrent victorieusement. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur sa politique en matière d’indépendance industrielle. Pensons également à l’instauration du regroupement familial, piège qui s’est refermé sur la France par une décision du Conseil d’Etat durant le septennat suivant, qui ne sera pas remise en cause par le régalien — déjà les prémices du gouvernement des juges.
Faut-il revenir sur le Giscard « modernisateur » de la société française ? C’est celui que les media mainstream ont le plus commémoré. Et pour cause. Pierre Boutang a écrit, dans son Précis de Foutriquet, sur « le menteur, le pourrisseur et le fossoyeur » des pages définitives — « un acquis pour toujours » comme aurait dit l’historien Thucydide —, qui sont en même temps un réquisitoire contre une société « qui n’a que des banques pour cathédrales », comme Boutang le dira en conclusion de Reprendre le pouvoir. Giscard fut, pour la France, un des architectes de cette société-là, qui repose sur un profond mépris du peuple, partagé par Macron. Mais là où Giscard faisait dans la condescendance — éducation oblige — en allant dîner chez les Français, en jouant de l’accordéon ou au foot, en invitant des éboueurs à partager avec lui un petit-déjeuner à l’Elysée, Macron, fait encore et toujours dans la provocation, sans filtre. Avec le sobriquet de Foutriquet, Boutang renvoyait Giscard à Thiers. Il est tout aussi possible d’y renvoyer Macron, tant par son absence totale d’empathie pour le peuple et ses souffrances réelles, que par sa brutalité, dont l’expression était contenue chez Giscard, mais explose chez Macron : il apparaît ainsi, lui aussi, comme un de ces grands bourgeois voltairiens du XIXe siècle sûrs de leur fait.
Au fond, Giscard est celui qui a normalisé la France à la mondialisation naissante et Macron est celui qui veut achever le travail, qu’il s’agisse de l’Europe, de la soumission économique de la France, du mépris de la langue française, de l’immigration, ou des questions dites sociétales, notamment la destruction de la famille. Sur ce plan, la mesure giscardienne la plus neutre fut certainement la majorité à dix-huit ans. Le plus jeune président élu de la Ve pouvait-il faire moins pour montrer sa jeunesse ? Ce fut aussi la mesure la plus ironique : car les tout nouveaux jeunes électeurs en profitèrent, dès la présidentielle suivante, pour porter leurs voix, comme plus proche d’eux, sur un vieux briscard de la IVe décoré de la francisque. Macron, devenu à son tour le plus jeune président élu, tente, lui aussi, de séduire la jeunesse, en s’adressant notamment à elle par ses canaux de prédilection… Il n’est pas certain qu’il la convainque davantage. En revanche, il n’est pas certain non plus que la classe politique sache, d’ici quelques mois, faire surgir de son sein un remplaçant crédible…
Le « nouveau monde » n’est que l’achèvement de « la société libérale avancée » — et on sait le sens que Boutang donnait à l’adjectif « avancée ». Dans les lignes suivantes, Boutang rapprochait Foutriquet (Thiers-Giscard) de Badinguet (Napoléon III). Or elles semblent avoir été écrites aussi pour Giscard et Macron : « Ce qui rapproche les deux hommes est le service de Mammon et la complaisance infinie pour la pourriture qu’ils confondent avec ce que Machiavel nomme “esprit du temps” et qui n’en est que le déchet. Si horrible que soit ce temps… »