La chronique de Stéphane Blanchonnet (Le Bien Commun)
Quoi de plus difficile que de se définir soi-même ? Parfois recourir à autrui se révèlera beaucoup plus pertinent. Cette évidence de psychologie individuelle pourrait aussi valoir pour les nations. J’en veux pour preuve le remarquable Essai sur la France (1930) d’Ernst-Robert Curtius, qui m’apparaît comme la meilleure introduction à la compréhension de l’être français. Cet Allemand, francophone et francophile, spécialiste de Balzac et de Proust notamment, nous propose une sorte de Guide vert des provinces de l’âme française.
Curtius commence par relever cette caractéristique fondamentale de la France qui est de se concevoir comme universelle. Il ne s’agit pas pour elle de se mettre au service d’une idée universelle mais bien d’en être l’incarnation exclusive. Il relève trois manifestations de ce phénomène : la France comme incarnation de la Chrétienté (à partir du Moyen Âge), la France comme incarnation de la Culture (à partir de la Renaissance), la France comme incarnation du Droit et de la Liberté (à partir du XVIIIème siècle). Ces différentes manifestations se succédant dans le temps sans pour autant qu’aucune ne s’efface au profit des autres. D’où ces conflits, ces oppositions extrêmes de « valeurs », qui caractérisent le débat public français.
L’essayiste se livre ensuite à un brillant exposé synthétique sur la géographie et l’histoire du pays. On en retiendra principalement l’idée selon laquelle le souvenir de Rome et l’action des Capétiens se sont combinés pendant des siècles pour produire un État, lui-même matrice d’une nation, dont le sentiment d’unité et de continuité parvint à un tel degré que les réalités géographiques, pourtant tout à fait contingentes en elles-mêmes (il n’existe pas de frontières totalement naturelles comme le rappelait Bainville), en acquirent une forme de naturalité. Le mythe de l’hexagone en est une des expressions les plus populaires.
Autre idée traitée avec beaucoup de finesse par Curtius : la France comme patrie littéraire. Aucun autre grand pays dans l’Histoire n’a accordé à la littérature ce rôle quasi liturgique au service du culte de la nation. La France prend principalement conscience d’elle-même, de sa « personnalité » (Curtius affirme que la France est la plus parfaite « personne morale » de l’Histoire), à travers les grands classiques de sa littérature. L’auteur note au passage que la littérature française possède une unité, au-delà des genres, des courants et des époques, unité dont les caractéristiques sont un esprit d’analyse, — un esprit critique —, très développé (des moralistes du XVIIème siècle aux romanciers réalistes du XIXème) et un culte de la perfection formelle.
En fermant ce livre tout à fait extraordinaire, et à mettre entre les mains de tous les patriotes, on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas connu de réédition récente.