Par Ludovic Lavaucelle
« Il y a des décennies où rien ne se passe ; et il y a des semaines où des décennies se produisent » aurait dit Lénine. La dernière semaine de septembre faisait partie de ces dernières, selon Aris Roussinos, ancien reporter de guerre grec pour le journal en ligne Unherd (voir l’article en lien ci-dessous). L’annonce d’un pacte de défense franco-grec fin septembre, assorti d’un contrat d’achats de trois frégates de défense et d’intervention (FDI) plus une en option (pour près de 3 milliards d’euros), illustre la rapide évolution du théâtre sécuritaire en Europe.
Le Ministère grec de la Défense a finalement choisi la France (face à l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas et les Etats-Unis) pour renforcer la marine grecque après une décennie d’austérité. Ces quelques frégates de nouvelle génération changent véritablement la donne en Mer Egée, grâce au savoir-faire français. Les Grecs sont aussi susceptibles d’acheter à la France plusieurs corvettes de classe Gowind. Si l’on ajoute les 24 chasseurs Rafale récemment acquis, la France est devenue leur premier fournisseur d’armes alors que le risque d’un conflit ouvert avec la Turquie paraît de plus en plus élevé.
Comme pour l’accord « AUKUS » entre puissances anglo-saxonnes dans le Pacifique, l’importance de ce contrat réside plus dans l’alliance qu’il sous-tend que dans la valeur des équipements qu’il délivre. Le « partenariat de défense et d’assistance commune » prévoit qu’en cas d’agression sur le territoire d’un des alliés, l’autre viendra à son aide, y compris par les armes ». Français et Grecs font déjà partie de l’OTAN comme la Turquie d’ailleurs… Or, quand les manœuvres turques en Mer Égée ont failli dégénérer en conflit ouvert l’année dernière, la France est le seul pays européen et le seul membre de l’OTAN, à avoir soutenu la Grèce. L’accord annoncé formalise donc cette relation stratégique.
Le Président Macron a dit lors de la signature que les Européens ne devaient plus être naïfs face à la montée de puissances agressives mais prendre leurs responsabilités pour se faire respecter… Le Premier Ministre grec a renchéri en affirmant que cette alliance allait au-delà des obligations en tant que membres de l’OTAN comme de l’Union Européenne. Elle constitue, selon lui, un premier pas vers une autonomie de défense européenne.
Pas question donc, pour Emmanuel Macron, de remplacer l’OTAN mais de faire monter un pôle européen qui serait auto-suffisant. Une telle stratégie permet d’aller dans le sens de la vision américaine tout en mettant l’Allemagne au pied du mur… La première économie européenne ne jure que par l’OTAN mais reste aux abonnés absents quand il s’agit de soutenir une autonomie de défense européenne. Paris a donc vu un « angle d’attaque » efficace pour s’affirmer comme le nouveau patron militaire en Europe.
Cette alliance renforcée est visiblement approuvée par Joe Biden, sans doute heureux de trouver un moyen peu onéreux de compenser la perte pour la France du « contrat du siècle » avec la marine australienne. Les autorités grecques ont répété que l’OTAN restait au cœur de leur stratégie de défense. Quel contraste avec la Turquie ! Dans le même temps, Erdogan rencontrait Poutine à Sotchi pour discuter d’un renforcement de leur coopération militaire. Les Turcs veulent acheter plus de missiles sol-air S-400 et lancer un programme de développement avec les Russes pour de nouveaux navires de combat, des moteurs à réaction et des sous-marins…
Les relations entre Washington et Ankara sont devenues glaciales. La Grèce est en passe de remplacer la Turquie comme partenaire des Américains dans la région. La base aéronavale de Souda en Crète est ouverte aux forces US. Les Grecs leur ont aussi accordé l’accès aux bases aériennes en Thessalie et au port d’Alexandropouli en Thrace. Mesut Hakki Casin, le conseiller défense d’Erdogan, menace ouvertement d’attaquer les Américains restant en Syrie et d’attaquer en Thrace. Les Turcs se sentent menacés d’encerclement. D’une part, les Grecs renforcent leurs capacités militaires. D’autre part, les Américains ont construit une alliance au Moyen-Orient dont les membres sont hostiles à Ankara (Arabie Saoudite, Egypte, Israël, Emirats Arabes Unis).
Washington semble donc favorable à laisser Paris former une sorte de sous-division de l’OTAN dans cette région sensible. Le Président Macron a pris à contre-pieds l’Allemagne et les pays de l’Est qui cherchaient à rester directement sous protection U.S. C’est cohérent avec la stratégie américaine de se concentrer sur la menace chinoise. D’ailleurs, les Américains laisseraient bien aux Britanniques le parrainage d’une alliance avec les Scandinaves et les Pays Baltes – quand ils auront reformé leur armée…
En apparence, l’alliance franco-grecque permet de sauver l’OTAN et donc l’hégémonie américaine tout en affirmant la primauté militaire française en Europe. C’est pourtant, dit Roussinos, une première étape majeure vers une obsolescence de l’alliance forgée pendant la Guerre Froide.