Par Axel Tisserand
Pour saluer la réélection d’Emmanuel Macron, l’essayiste Claude Obadia a, dans La Croix du 5 mai 2022, republié une tribune sous le titre « Affirmons l’identité de l’Europe pour vaincre les nationalismes ». Qu’il avait déjà publiée pour son élection dans Le Monde du 11 mai, 2017 sous le titre : « Pour lutter contre les nationalismes, osons l’identité de l’Europe » 1, avec le chapeau suivant : « Avec la victoire d’Emmanuel Macron, les citoyens ont désormais les moyens de se reconnaître dans l’Europe et de renforcer l’identité européenne dans chaque Etat membre de l’UE. » Il est vrai qu’on en est toujours au même point mort en la matière…
Obadia s’appuie sur l’essayiste Julien Benda, auteur, en 1927, de La Trahison des clercs, ouvrage dirigé essentiellement contre les intellectuels nationalistes français, Maurras en tête, puis, en 1933, d’un Discours à la nation européenne. Devons-nous à Obadia le fait que Macron ait cité Julien Benda à plusieurs reprises durant son premier quinquennat ? Nous l’ignorons. Il n’est en tout cas pas sans intérêt que le président, qui oppose le progressisme au conservatisme et au nationalisme, ait placé l’Europe sous le haut patronage de Julien Benda, dans son discours du 11 novembre 2018, pour le centenaire de l’armistice. Pour cet auteur, en effet, l’Europe est une idée platonicienne qu’il convient de réaliser sans trop la trahir, à force de messianisme. « Vous devez être des apôtres », avant d’être des savants, lance-t-il dans son Discours à la Nation européenne, écrit sous l’inspiration des Discours à la nation allemande de Fichte. Et Macron de qualifier explicitement sa politique européenne de « rêve ».
Pour Obadia, qui déplore le « manque d’enthousiasme des peuples européens pour le projet de l’Union », l’Europe ne saurait se contenter de se penser sous la forme d’un « cosmopolitisme “post-identitaire” » qui, en effet, « se ramène à l’idée que le propre de l’Europe est de ne pas avoir de propre ». Affirmer son identité est donc une nécessité. Et d’évoquer… les années 1930 : « Le combat que livrèrent [alors] les partisans de l’Europe contre l’identitarisme nationaliste [sic] de Charles Maurras montre, en effet, une chose essentielle : impossible de construire l’Europe si l’on ne commence pas par affirmer son identité. » Passons sur « l’identitarisme nationaliste » de Maurras : l’identité n’est pas un concept maurrassien (encore moins l’anachronique « identitarisme »), Maurras préférant penser en termes d’héritage et de nationalité, et son nationalisme de défense étant explicitement ouvert sur l’universel. L’important ici est que c’est en effet dans une démarche volontariste que s’inscrit Benda, rationaliste, même, hors-sol, diraient d’aucuns : « [L’Europe] devra accomplir “une révolution dans l’ordre intellectuel et moral”. Car comment pourra-t-elle exister si elle n’adopte pas un système de valeurs dans lequel tous les peuples pourront se reconnaître ? “L’Europe se fera donc, ajoute encore [Benda], comme se firent les nations.” La France s’est faite parce qu’à l’amour pour sa province s’est superposé, chez chaque Français, l’amour pour une réalité transcendante. Il en sera de même pour l’Europe. Il faudra que chaque Européen puisse fixer ses yeux sur l’idée de l’Europe et non sur les intérêts matériels et égoïstes de la nation à laquelle il appartient. ». Or il s’agit ici d’une fausse perspective : il n’y a pas eu adoption d’un système de valeurs mais une agrégation lente de peuples partageant déjà pour l’essentiel une religion commune et reposant sur une cohérence territoriale et politique : et le roi, non un « système de valeurs », fut cette « réalité transcendante » qu’évoque Benda-Obadia, mais une réalité charnelle, concrète, patiente, que la République n’a su remplacer qu’avec brutalité par un patriotisme désincarné. Mais c’est parce que le patriotisme charnel préexistait au patriotisme républicain que la France put se maintenir.
Pour l’Europe, selon Benda, il faudrait faire l’inverse : créer de toutes pièces « une identité qui transcende les identités nationales : l’identité européenne ». Habermas, dont Macron est également le disciple, le propose avec le patriotisme constitutionnel. Et c’est sur ce modèle abstrait, que l’Europe, sous couvert de l’existence d’un peuple européen virtuel, ne transcende pas mais déconstruit ses nations historiques. Les monuments virtuels qui figurent sur les billets de l’euro en sont un exemple frappant. Aucun n’est réel. Dès lors l’Europe ne parvient pas à bâtir autre chose qu’un marché et qu’une bureaucratie reposant sur des valeurs abstraites qui se résument à la démocratie — laquelle n’est pas « le propre » de l’Europe. « La seule frontière que trace l’Union européenne est celle de la démocratie et des droits de l’homme. » (Conseil européen de Laeken de 2001) C’est pourquoi, lorsque M. Obadia évoque « le courage d’affirmer que l’Europe est le nom d’un ensemble de valeurs héritées de son histoire et, en l’occurrence, de l’influence conjointe de la culture gréco-romaine et de la spiritualité judéo-chrétienne », que vise-t-il d’autre qu’à réinventer la Chrétienté ? Mais une Chrétienté qui, ne pouvant plus, du reste, se définir à la seule échelle européenne, serait surtout une chrétienté laïcisée, sans la foi. Ou plutôt où la foi en un homme appelé à se consumer dans la consommation de ses droits illimités a remplacé la foi en Dieu, et le consumérisme toute espérance eschatologique. C’est en ce sens que l’ancien président de la Commission, Romano Prodi, déclarait, lors de la séance inaugurale de la Convention, le 28 février 2002 que l’Union « est l’unique tentative concrète de réaliser une mondialisation démocratique ».
De fait, c’est toujours le même discours de l’Europe Yakafôcon, de ceux qui « sautent comme des cabris ». Pour Benda-Obadia l’Europe « devra accomplir une révolution…» ; à Strasbourg, en 1995 Mitterrand déclarait : « Il faut que les Européens aiment l’Europe ». « Devra », « Il faut » : comme si le désir d’Europe pouvait être le fruit d’une directive de la Commission ! Du reste, Mitterrand avouait aussitôt : « Pourquoi [les Européens] aiment-ils leur patrie ? Parce que c’est leur foyer et c’est leur horizon, leur paysage, c’est leurs amis, c’est leur identité. Si tout cela devait manquer à l’Europe, eh bien, il n’y aurait pas d’Europe. » Or « tout cela » manque précisément à l’Europe, parce que « tout cela » ne peut se décréter ou surgir d’une élaboration rationaliste, constituer un patriotisme de commande. C’est pourquoi De Gaulle rejetait encore « une entité unique ayant son gouvernement, son Parlement, ses lois […] au sein d’une patrie artificielle qu’aura enfantée la cervelle des technocrates ». (Mémoires d’espoir).
« Le renoncement aux douceurs du particulier est un héroïsme qu’ont dû accepter toutes les collections d’hommes qui se sont élevées à quelque unité politique », plaidait encore Benda. La guerre en Ukraine montre tragiquement que, pour accepter l’héroïsme, il faut à une population autre chose que la défense d’un système de valeurs : il y faut ce que Jean-Paul II appelait « le territoire retranché par la force à une nation » qui « devient, en un sens, une imploration et même un cri adressé à l’“esprit” de la nation elle-même ». (Mémoire et identité). A moins, bien sûr, que « le système de valeurs » ne devienne un système clos : car c’est bien une Europe jacobine, comme fut jacobin le patriotisme républicain, que promouvait Benda : « L’Europe, si vraiment elle se fait, exigera l’éclosion d’une âme européenne qui dominera — et, en grande part, amortira — les âmes nationales, de même que la France a exigé l’apparition d’une âme française qui dominât et amortît les âmes bretonne et provençale, l’Allemagne l’avènement d’une âme allemande qui dominât et amortît les âmes saxonne et bavaroise. » On sait ce que devint l’âme jacobine allemande après avoir « amorti » les âmes saxonne et bavaroise. Dans un texte trop méconnu de 1940, « Un précurseur d’Adolf Hitler », Henri Massis souligne, à propos de Benda : « La nation, à ce qu’il assure, n’a vraiment existé que “le jour où s’est constituée une morale nationaliste”. La remarque vaut à tout le moins pour l’Allemagne ; ce sont, en effet, les Discours à la Nation allemande de Fichte qui l’ont faite. Ce sont pareillement les théories racistes du national-socialisme qui sont en train de “faire l’Europe”. […] Cette révolution a, d’ailleurs, tous les traits que M. Benda en exige : ne consiste-telle pas à “créer dans l’âme de l’Europe une dépréciation de l’individualisme, un respect de l’abolition du moi, en faveur du grand Tout” ? » Et Benda ajoutant encore quelques lignes plus bas, après avoir cité St Jean (III, 7) : « Il faut que vous naissiez de nouveau » : « L’Europe sera un moment de la réalisation de Dieu dans le monde. […] L’Europe sera éminemment un acte moral, si la moralité consiste, pour l’Être, à cesser de se penser sous le mode du réel, du distinct, du fini, pour se penser sous le mode de l’infini ou du divin », Massis commente : « Cette philosophie de l’illimité, l’hitlérisme ne la répudie pas, bien au contraire ; et le Führer de la jeunesse allemande, B. von Schirach, s’y montre fidèle en proclamant : “Nous unissons Dieu et l’Allemagne dans un même concept du divin.” » La boucle est bouclée.
Fort heureusement, l’Europe tourna le dos à cet illimité luciférien, impensé de l’identité européenne abstraite telle que construite par Benda, laquelle, après la tragédie de la guerre, préféra réaliser la prophétie du philosophe Jean Wahl aux rencontres internationales de Genève en 1946, : « Je crains que, dans sa volonté d’homogénéification, M. Benda n’aille faire l’américanisation de l’Europe. Ce serait la transformation d’un continent en un autre qui, spirituellement, a été le rejeton du premier. » Les événements actuels ne font-ils pas aujourd’hui « avancer » l’Europe que dans le sens d’une toujours plus grande intégration au camp « atlantique », sous toutes ses formes, économique, militaire, intellectuelle et spirituelle — si, du moins, ce mot a encore un sens ?
Axel Tisserand
A publié en 2019 aux éditions Téqui Actualité de Charles Maurras, introduction à une philosophie politique pour notre temps.
1 https://www.la-croix.com/Debats/Affirmons-lidentite-lEurope-vaincre-nationalismes-2022-05-05-1201213674 – https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/05/11/claude-obadia-pour-lutter-contre-les-nationalismes-osons-l-identite-de-l-europe_5126057_3232.html