Par Noam Marianne (Publié dans Politique Magazine le 2 juillet 2022)
Nous sommes en 1978, Serge et Martine viennent de se marier et vivent dans un appartement en banlieue parisienne, Martine attend leur premier enfant, c’est une petite fille qui viendra illuminer leur foyer.
Ils viennent de la campagne et comme beaucoup de Français ils vivent un exode rural, Serge est venu travailler à l’usine et Martine est secrétaire dans un collège. Ils découvrent des familles italiennes, russes et pieds-noirs avec lesquelles ils cohabitent sans animosité. Trois familles viennent d’arriver du Maroc et de l’Algérie, grâce au regroupement familial. Ce sont des familles nombreuses, les garçons sont livrés à eux-mêmes au bas des immeubles jusqu’à très tard le soir, alors que les filles ne sortent qu’accompagnées de leurs mères à partir de la puberté. À l’école ce sont des élèves studieuses et respectueuses, elles sont parmi les meilleures élèves, par contre les garçons acceptent mal l’autorité d’une femme professeur et sont souvent mis en cause dans des bagarres à la récréation ou à la sortie de l’école. Quand un jeune nord-africain entre en conflit avec un autre enfant, il n’est pas rare que cet enfant se retrouve avec les frères et les cousins sur le dos, et ils se disent tous cousins !
De même, le jeune Christophe était tombé sous le charme de Djamila, il faisait la route du retour de l’école avec elle, le pauvre s’est fait tabasser par ses trois frères aînés et deux de leurs potes. Tout le monde a compris qu’on ne touche pas aux Maghrébines, même des yeux, et il n’est pas encore question de voile. Il y a l’exemple de Khadija, qui n’a pas repris à la rentrée de septembre 85, elle avait 14 ans, elle était promise à un homme de plus de 50 ans, le meilleur ami de son père, un veuf venu du Maroc pour embarquer sa jeune épouse. Personne ne veut parler de cela, tout le monde est choqué mais on a peur, et on nous dit laconiquement « chacun a sa religion ».
Incivilités et vivre-ensemble
Lors des fins de ramadans, les voisins algériens et marocains rivalisent de bonté et offrent de succulents couscous et des grands plateaux de pâtisseries, véritables traquenards pour diabétiques ! Cela n’efface pas les désagréments des nuits agités de leurs garçons qui occupent le bas des immeubles, et empêchent les gens de dormir. Martine et Serge, comme beaucoup de locataires partent travailler en étant d’une humeur exécrable, ils dorment trois heures par nuit. Des familles décident de déménager, n’en pouvant plus, certaines s’endettent et accèdent à la propriété dans un petit lotissement voisin, ils ont acheté un pavillon. Ils sont progressivement remplacés par des familles nord-africaines, ce manège se poursuit insidieusement durant des années. Les garçons qui squattent l’espace public et haranguent de façon agressive les mamies sont de plus en plus nombreux. Ils font la loi au collège, une fuite vers les écoles privées s’est mise en place.
Nous sommes en 1987, depuis la marche des Beurs et « Touche pas à mon pote », il est de plus en plus difficile de faire respecter la loi et les incivilités se multiplient et sont de plus en plus graves, certaines caves sont des repères à voyous où des mobylettes sont désossées et refaites à partir de plusieurs volées. On peut acheter des auto-radios à K7 pour 100 francs et régulièrement des voitures volées sont retrouvées brûlées à l’entrée de la cité. Nos « jeunes » font régulièrement des incursions dans la cité pavillonnaire voisine et visitent les jardins des petites propriétés de ceux qui ont fui les HLM, les survêtements de marque sont recherchés, les fameux Challenger et Laser de la marque Adidas sont particulièrement prisés et sont arrachés aux fils à linge des jardins.
Depuis la grande émeute de 1982 – trois « jeunes » avaient volé une Mercedes et forcé un barrage de police, un agent avait tiré sur le véhicule et un jeune fut tué sur le coup tandis qu’un deuxième succomba à ses blessures suite à l’accident –, le climat s’est fortement détérioré dans le quartier. Presque tous les Européens ont fui le quartier. L’usine de Serge a fait faillite, Martine est seule à ramener un salaire, Serge est irritable, il va de dépression en dépression. Leur fille Sandra a honte de son père qui a sombré dans l’alcoolisme. Ses meilleures copines se prénomment Leïla, Hassiba et Samira, elle parle comme ses amies, elle a adopté leurs codes.
Voile et laïcité
Nous sommes en 1993, des jeunes filles portent le voile, cela a commencé en 1989 au retour des vacances au bled, certaines sont revenues avec un foulard sur la tête. Beaucoup se sont mariées avec des hommes que leurs mères ont « négociés » au village natal, ils sont souvent plus vieux qu’elles. C’est la « tradition ». Les garçons vont de fille française en fille française mais ne les présentent jamais à leurs parents. Pourtant celles-ci font des efforts, elles arrêtent de manger du porc et font le ramadan par solidarité avec leurs mecs. Sandra en pince pour Saïd, il est beau parleur et il est le frère de son amie Samira. Elle est allée au planning familial demander la pilule et rentre de plus en plus tard, passe des nuits blanches dans la BM de Saïd, il a 19 ans, il a eu son permis au bled, une formalité. Dans la cité, on n’écoute plus de funk, de soul music ou de reggae, Michael Jackson, Marvin Gaye, Bob Marley et Kool and the Gang ont été jetés à la décharge culturelle, maintenant c’est un rap revendicatif qui habite les oreilles, on a la haine.
Deux ans plus tard, des hommes ont investi la cité, ils viennent d’Algérie, on les appelle les barbus, ils portent des qamis, ils dégagent une odeur particulière, ils font du prosélytisme, culpabilisant les parents qui ne pratiquent pas bien l’islam. Ils vont chercher les gens en bas des immeubles, font la morale aux jeunes sur les terrains de foot improvisés et sur les parkings. Ils prennent le pouvoir dans la mosquée locale, ils connaissent mieux le coran et la sunna que l’ancien imam qui s’est incliné devant eux. Le maire communiste de la ville en a fait des interlocuteurs privilégiés, il espère que la religion canalisera les jeunes du quartier qui est ravagé par les trafics de drogues et les règlements de compte entre bandes rivales.
Depuis une dizaine d’années de nombreuses familles maliennes, tchadiennes, ivoiriennes, camerounaises se sont installées. Les jeunes garçons évoluent séparément en fonction des origines, ils s’interpellent en classe comme dans la rue avec des appellations racistes qui entraîneraient des représailles sévères si cela venait des petits Blancs. Ainsi les uns appellent les autres « les singes » ou les « gorilles des montagnes », les autres leur répondent « salut les bougnoules » !
Ils parlent beaucoup des Juifs en mal, et les Maghrébins sont branchés sur les paraboles qui leur envoient les défis politiques qui structurent les pays du Maghreb et du Proche Orient. Le conflit israélo-palestinien occupe une place centrale et cela plait beaucoup au maire communiste qui multiplie les gestes et discours favorables aux Palestiniens et hostiles à Israël. Il compte jumeler sa ville avec une ville palestinienne. Le maire est très ouvert à l’enrichissement culturel, il a négocié avec un bailleur social et un promoteur immobilier des immeubles avec des appartements adaptés aux besoins des familles maliennes polygames.
Allocations et trafics
Nous sommes en 2001, les deux tours jumelles de New York viennent d’être détruites par un attentat terroriste islamiste, c’est l’euphorie dans la cité, Brahim le boucher est d’humeur joyeuse ! Tout le monde bombe le torse. Deux semaines plus tard, les mêmes qui se félicitaient affirment que c’est un coup des sionistes ! Serge et Martine ont passé une soirée difficile chez Élise la cousine socialo écolo qui habite un quartier bobo de Paris, celle-ci est pour la diversité et, sans nier certains problèmes, accuse la France d’avoir parqué les immigrés dans des cités insalubres et de ne pas donner de travail aux jeunes qui subissent racisme et discriminations. Élise est conseillère municipale et représentante médicale, son mari, Frédéric, est publiciste, ils habitent un très beau quartier où la diversité est absente, leur fille Éléonore a toujours fréquenté des écoles privées, elle est aujourd’hui étudiante à Washington, et milite dans une ONG. Serge et Martine ne sont jamais partis en vacances, contrairement à la majorité des habitants de leur cité qui partent au bled chaque été, ils ont leurs maisons au pays. Et quand ils marient leurs enfants, ce sont de véritables fantasias qui sont organisées avec voitures de luxes et sorties des drapeaux algériens ou marocains, le maire communiste aime beaucoup et trouve cela bon enfant.
Sandra est mère célibataire, Saïd son mec est gardien de prison à Fleury-Mérogis, il traficote avec les détenus et leur apporte leur came. Il brasse du pognon, cela ne l’empêche pas de passer au début du mois lors des allocations pour prendre sa quote-part à Sandra, maman d’une petite Sarah de 5 ans. Elle a des cornes et le sait, Saïd dort rarement à l’appartement, il a deux autres « régulières » dont une est enceinte de lui. Saïd impose à Sandra que sa fille suive la religion et ne mange pas de porc. Même s’il n’a plus de relations sexuelles avec Sandra, il lui interdit de refaire sa vie. Il fait surveiller Sandra par ses frères et ses cousins qui « chouffent » les entrées et sorties de son immeuble. Leur quartier est désormais considéré comme un territoire perdu de la République.
Nous sommes en 2015, la petite Sarah a désormais 19 ans, elle porte le voile et s’est entichée de Djibril, petit caïd qui s’est radicalisé en prison après 16 condamnations alors qu’il était mineur. Sandra est inquiète, Sarah est partie faire le djihâd en Syrie avec Djibril, ils sont passés par la Turquie. Elle a appris que Djibril est mort dans des combats à Raqqa. Aux dernières nouvelles, Sarah était enceinte mais devait être remariée à un soldat du califat.
Radicalisation et élections
C’est drôle, dans les études portant sur les jeunes qui partent faire le djihâd, Sarah est considérée comme faisant partis des 20% de chrétiens convertis et Djibril est présenté comme un voyou non musulman n’ayant aucun rapport avec l’islam alors que sa famille est musulmane, son grand père est même un hadj, il a fait le pèlerinage. Et dire que pour Sarah tout a commencé avec des vidéos de propagande sur la Palestine. Elle s’est promis d’appeler sa fille Palestine si un jour Allah lui fait gré d’en avoir une. Avant de se radicaliser, Djibril racontait à qui voulait l’entendre que Daesh était une invention des USA et des sionistes.
Dans les médias, les barbus qui ont pourri la vie de la cité et ont accéléré sa sécession culturelle et économique sont présentés comme des quiétistes, tout le monde se marre dans le quartier. D’ailleurs ce quartier est une terre de non France, on n’y parle quasiment plus le français, les commerces et les maisons aux abords de la cité HLM ont fait faillite ou ont été fui par leurs habitants qui ont vendu leurs biens pour une bouchée de pain, des commerces communautaires les ont remplacés. Les deux cafés du quartier ont été cédés à deux Maghrébins, l’un est devenu un kebab et l’autre continue d’être un café mais la clientèle a changé, on n’y boit que des cafés et des rafraîchissements, et il y a belle lurette que les femmes ont disparu de cet endroit.
Nous sommes en 2020, Saïd est fier, il est sur une liste municipale qui a gagné les élections. Le maire communiste est en retraite, il part satisfait d’avoir lutté contre l’injustice sociale et d’avoir fait du vivre ensemble. Serge est mort d’une cirrhose, Martine a remué ciel et terre pour faire revenir sa petite fille Sarah coincée dans un camp avec trois enfants à la frontière syrienne. Sandra, la mère de Sarah, s’appuie sur sa mère mais ne s’explique pas la dérive de sa fille. Saïd affirme que cela n’a rien à voir avec l’islam et que Daesh est une secte étrangère à sa vision tolérante de l’islam. Il a manifesté avec les indigénistes et les décoloniaux pour dénoncer le racisme et les violences policières, pour lui Adama Traoré est une victime. Il est pour le désarmement total de la police, il estime que l’argent qui sert à armer les policiers devrait être utilisé pour construire des logements pour les migrants. Saïd est montré dans les médias comme un symbole d’une réussite politique et un citoyen exemplaire ayant été capable de surmonter les discriminations, le racisme, la pauvreté et les coups du sort tels que celui d’être confronté à la radicalisation d’une enfant sur internet alors qu’elle n’avait rien à voir avec l’islam.