Par Dimitri Nikolaievich Baryshnikov*
Le cours de l’Opération militaire spéciale (OMS) en Ukraine a considérablement changé après la prise de la ville de Marioupol, la reddition massive du bataillon « Azov » à l’usine « Azovstal » et les incontestables succès russes. Alors que les ressources militaires, économiques et humaines de l’Ukraine fondent, les tensions augmentent entre les dirigeants politiques à Kiev exigeant que l’armée se batte jusqu’à la mort, et le commandement militaire, qui connaissent la situation sur le champ de bataille, demande d’éviter des pertes inutiles. Dans une perspective stratégique, cette position intransigeante, jusqu’au-boutiste, mais non soutenue par des ressources réelles, peut conduire à une reconfiguration des forces sur la scène internationale d’une façon bien indésirable pour l’Occident Avec l’achèvement de l’opération à l’usine « Azovstal », où plus de 2 400 combattants des bataillons nationaux et des soldats des forces armées ukrainiennes se sont rendus le 20 mai, l’OMS a pris une nouvelle dimension. L’armée ukrainienne subit de nouvelles défaites et les dirigeants politiques du pays sont obligés de rechercher des solutions et des ressources pour maintenir la situation sous contrôle.
Certainement, le calcul principal est toujours fait sur l’aide militaire et financière massive de l’Occident (États-Unis, Grande-Bretagne et Union européenne), mais la simple fourniture des armes même les plus modernes, l’aide au renseignement et le soutien financier ne sont pas les moyens de surmonter la crise politique et économique qui a frappé le pays.
Les symptômes d’une telle crise sont les décisions incompréhensibles et parfois dangereuses prises récemment par Kiev, et surtout, la division entre les dirigeants politiques et militaires du pays notée par les observateurs depuis quelque temps.
Des initiatives récentes telles que la traduction de la langue ukrainienne en alphabet latin, la légalisation de l’utilisation de la marijuana à des fins médicales ou le changement des noms des rues en Ukraine détournent évidemment la société des principaux problèmes que la nécessité de résoudre le conflit avec les républiques du Donbass et la Russie, d’obtenir une véritable indépendance et sa place dans le système de sécurité européen.
Il s’avère que l’aide militaire massive de l’Ouest ne mène pas au renforcement des positions de l’armée ukrainienne. Dans le même temps, les États-Unis eux-mêmes reconnaissent que les militaires de Kiev dépensent une semaine de munitions et d’autres ressources militaires par
jour. L’Occident reconnaît aussi qu’il n’a aucune confiance dans le fait que Kiev utilise tous les fonds octroyés. La poursuite de l’offensive par la Russie et ses alliés en témoigne également.
Aussi, V. Zelenski continue-t-il d’appeler les gouvernements occidentaux à augmenter encore les livraisons d’armes les plus modernes et lance simultanément des appels à l’armée et à la population de protéger l’Ukraine jusqu’au bout. C’est ce qu’on appelle le jusqu’auboutisme.
Depuis le début de l’été, des hommes politiques et des experts occidentaux se prononcent de plus en plus en faveur d’une sortie diplomatique de la crise avec le maintien de l’Ukraine indépendante, mais aussi en tenant compte des intérêts de la Russie dans le domaine de la sécurité. Le président E. Macron et l’ancien Secrétaire d’état américain H.Kissinger en ont parlé, par exemple. Il est clair qu’il est mieux de négocier avec la Russie sans attendre de nouvelles pertes et destructions ukrainiennes. En outre, du point de vue de la stratégie globale de l’Occident, comme le souligne, entre autres, H. Kissinger, il n’est pas désirable de continuer à pousser la Russie à s’allier avec la Chine sans tenir compte des préoccupations de sécurité russes et en continuant des sanctions improductives.
Pour sa part, les dirigeants russes se disent prêts à négocier, mais sans conditions préalables impossibles (telles que le retrait des troupes à la situation du 23 février 2022) et avec l’élaboration écrite préalable des termes des accords. La persistance avec laquelle le président V. Zelenski et son Bureau adhèrent à une position radicale s’explique par plusieurs facteurs interdépendants.
Tout d’abord, elle indique le manque d’indépendance du président ukrainien et du régime de Kiev dans son ensemble. Le fait que les décisions les plus importantes dans les domaines politique, militaire et économique en Ukraine ne sont pas prises sans accord avec les Occidentaux, principalement Américains et Britanniques, est connu depuis Euromaïdan commencé en novembre 2013 et qui aboutit à la révolution de février 2014. Dans cette situation, même si Zelenski voulait entamer des négociations de fond avec la Russie sur un cessez-le-feu et l’élaboration d’accords de paix dans des conditions acceptables pour elle, il ne serait tout simplement pas autorisé à le faire par les États-Unis et leurs « amis ».
Un autre facteur qui pousse les dirigeants ukrainiens à adopter une position radicale à l’égard du conflit avec la Russie, malgré de nombreuses pertes et défaites, est la position des forces politiques ultranationalistes et des groupes paramilitaires. En effet, même avant le
début de l’OMS, des déclarations ou des mesures insuffisamment radicales de la part des autorités de Kiev ont provoqué des protestations, des menaces et des actes d’hostilité de la part des pires extrémistes.
Aujourd’hui, après de graves pertes des extrémistes ukrainiens dans le Donbass, on voit la renaissance et la reformation des bataillons les plus radicaux. Par conséquent, ils pourront continuer à agir non seulement comme une force militaire influente, mais aussi comme une puissance politique.
Enfin, il ne faut pas oublier le rôle principal de l’oligarchie ukrainienne dans la formation et l’alimentation des forces paramilitaires ultra, ainsi
que la dépendance de la plupart des élites politiques ukrainiennes vis-à-vis des oligarques les plus influents. Dans le contexte des hostilités militaires, lorsque la plupart des grands hommes d’affaires ukrainiens perdent rapidement leurs bénéfices, mais sont obligés de soutenir le régime de Zelenski pour des « raisons patriotiques », beaucoup d’entre eux préconisent également la poursuite de la résistance militaire à tout prix.
Cependant, comme le soulignent de nombreux observateurs, cette intransigeance peut cacher un grave danger pour Zelenski. Aujourd’hui, les tensions croissantes entre les dirigeants politiques de Kiev et les hauts commandants des forces armées ukrainiennes et en partie du Service de sécurité de l’Ukraine (SBU) deviennent de plus en plus évidentes. L’armée est mécontente de la manière dont la direction politique du pays est exercée dans le contexte d’un conflit armé et critique le gouvernement de Zelenski, surtout, pour la direction non professionnelle de l’armée, ce qui entraîne des pertes injustifiées et un approvisionnement terrible en armes et en équipement de l’armée. En cas d’une forte détérioration de la situation sur les fronts et de nouvelles tensions entre Zelenski et l’armée, même la possibilité d’un coup d’état militaire dans le pays n’est pas exclue par des experts.
Cependant, dans le cas de la mise en œuvre de ce scénario, des progrès rapides dans le règlement du conflit sont peu probables, car le commandement des forces armées ukrainiennes et du SBU est largement composé de personnes de convictions extrémistes qui sont étroitement liées aux partenaires de l’Ukraine en l’Occident. Ainsi la balle est dans le camp de États-Unis qui sont prêts à mourir… jusqu’au dernier Ukrainien.
*Dimitri Nikolaievich Baryshnikov
http://sir.spbu.ru/profs/?id=197
Professeur associé du Département de politique mondiale. Faculté des relations internationales de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg (Russie).
Cet article a été publié le 6 juillet sur le site OEG (Observatoire d’étude géopolitique)