Décivilisation
La décivilisation est à la mode. Et peu importe qui est l’inventeur du concept. Qu’il existe suffit à interroger notre époque sur ce qu’elle dit d’elle-même et, tout d’abord, sur son immense orgueil à vouloir incarner LA civilisation, puisque nous assisterions, impuissants ou, du moins, mal préparés, à un processus historique de régression. Macron ayant employé le terme, il serait trop facile, ce qui ne signifie pas injuste ou faux, de rétorquer : « La décivilisation, c’est lui ! », un peu comme avec De Gaulle et la chienlit en 1968. Ce ne serait pas entièrement faux, en effet, ni totalement injuste, à condition de ne voir en lui qu’un simple agent d’une décivilisation qui se poursuit depuis des années, voire des décennies et dont ceux qui la déplorent, la craignent ou en instrumentalisent la crainte, ne perçoivent pas la véritable nature. Car cette violence, qui surgirait plus intensément aujourd’hui, à l’adresse notamment des élus, des forces de l’ordre ou des autres agents du bien commun — pompiers, personnels soignants — n’est pas LA décivilisation : cet ensauvagement n’est que le symptôme d’une dégradation toujours plus accentuée de notre société, un peu comme les expressions de plus en plus visibles de mouvements telluriques profonds : ceux-là mêmes qui accompagnent les progrès de notre dissociété.
UNE OU DES CIVILISATIONS ?
Dès 1901, Maurras observait : « Peu de mots sont plus employés, peu de mots sont moins définis » que « civilisation ». Ce terme a en effet deux significations. Un sens neutre visant l’ensemble des caractères propres à la vie intellectuelle, artistique, morale, sociale et matérielle d’un pays ou d’une société. Le mot civilisation se met alors au pluriel. Il y a différentes civilisations. Mais LA civilisation indique davantage encore : c’est un jugement qu’on porte en termes qualitatifs sur le fait pour telle ou telle civilisation d’avoir atteint un certain degré de perfection. En ce sens, parler de LA civilisation, c’est porter un jugement de valeur et postuler une inégalité diachronique et synchronique entre les civilisations. Diachronique : les différentes civilisations à un instant T sont inégales entre elles en fonction du critère défini ; synchronique : il y a un progrès, ou une disparition des civilisations eu égard à l’idéal poursuivi. Mais quel que soit le sens privilégié : « Une civilisation a deux supports. Elle est d’abord un capital, elle est ensuite un capital transmis. » Capitalisation et tradition, voilà en effet deux termes inséparables de toute idée de civilisation. C’est que « le civilisé, parce qu’il est civilisé, a beaucoup plus d’obligations envers la société que celle-ci ne saurait en avoir jamais envers lui. Il a, en d’autres termes, bien plus de devoirs que de droits ».
En fait, le premier sens du mot « civilisation » n’est pas le sens neutre : il exprime immédiatement un jugement de valeur. Il a alors pour antonymes : sauvagerie ou barbarie. Les Grecs eux-mêmes ne pensaient-ils pas déjà que les peuples qui ne vivaient pas en cité — d’où vient « civilisation » — étaient des barbares ? Ironiquement, Maurras résumait ainsi : « On entend quelquefois par civilisation un état de mœurs adoucies. On entend d’autres fois la facilité, la fréquence des relations entre les hommes. On imagine encore qu’être civilisé, c’est avoir des chemins de fer et causer par le téléphone. En d’autres cas, au minimum, cela consiste à ne pas manger ses semblables. » Mais les Lumières (« civilisation » serait de 1756 et aurait été inventé par Mirabeau) vont évidemment plus loin. La civilisation, c’est la réalisation d’un idéal, vers lequel doivent tendre tous les peuples : la promotion d’un humanisme rationaliste, qui entend fonder l’évolution et le progrès de l’esprit humain, débarrassé de toute forme d’hétéronomie. Sapere aude ! Ose savoir ! Sois autonome ! Débarrasse-toi de toute transcendance ou de toute « nature » contraignante ! Émancipe-toi !
UNE « CIVILISATION » NIHILISTE
Il en est donc ainsi de notre Civilisation, de celle dont nous sommes si fiers que nous voulons l’exporter toujours davantage au monde entier, jugeant les autres civilisations à l’aune de celle que nous avons fondée sur les immortels principes des droits de l’homme réalisés dans la démocratie et l’État de droit — un État toujours perfectible, toujours à venir. Une civilisation qui est née, toutefois, en faisant fi des lois ordinaires de toute civilisation, puisqu’elle avait besoin, pour s’édifier, de faire table rase du passé et, en affirmant cette autonomie radicale de l’homme, refusait la notion même de transmission. Alors que, nous l’avons dit, toute civilisation suppose un héritage, c’est cette notion que récuse la nôtre, celle qui est sortie des limbes à la fin du XVIIIe siècle, même si elle a menti sur elle-même, bien sûr, le temps de s’installer, forcée dans un premier temps, pour se développer, de se conformer aux usages sociaux les mieux établis. Mais, petit à petit, sous prétexte de développer les droits de l’homme, elle a patiemment sapé les fondements, qu’on croyait indestructibles, de toute société. Au nom d’une conception illimitée, devenue folle, de l’émancipation, donnant à l’individualisme libéral, et à son consumérisme matérialiste, un développement peut-être insoupçonné des philosophes des Lumières eux-mêmes, des idéologies parfois contradictoires mais qui n’expriment qu’un même refus de la nature humaine, car, sur elle bute la sacro-sainte autonomie de l’homme, veulent imposer un sens sociétal de l’histoire. Et comme elles ne peuvent le faire qu’en heurtant le bon sens, qui reste, on le sait depuis Descartes, « la chose du monde la mieux partagée » — le wokisme ne va-t-il pas jusqu’à s’attaquer à l’universalité de la raison humaine ? —, elles n’ont d’autres solutions que d’user des armes législative et judiciaire, qui sont complémentaires, pour imposer leur délire et faire que chaque désir, chaque déviance, sous peine de discrimination, devienne autant de « droits humains » — « droits de l’homme » est devenu trop genré : on préfère un anglicisme, copié sur human rights. Mais la vérité de cette dérive tient dans un nihilisme secret. Pour Maurras, critique précoce du matérialisme consumériste, LA civilisation place l’être avant l’avoir. Or, l’être des droits de l’homme se dissolvant dans ses désirs illimités, il n’existe plus que par ce qu’il possède ou, du moins, désire posséder, qu’il s’agisse de biens toujours nouveaux ou d’une, ou plusieurs, nouvelle(s) identité(s). L’avoir effectif ou, ce qui revient au même, son désir de possession, devient la seule expression d’un tel être.
En ce sens, la décivilisation, dont d’aucuns se gargarisent aujourd’hui, n’est pas le contraire de notre civilisation — faute d’être le surgissement d’une civilisation contraire. Parler de Barbares n’est plus à la mode, même sous le vocable attiédi de sauvageon. Cela sent sa discrimination. Qu’importe ? Le Barbare, s’il existe, est tapi non seulement au sein de nos sociétés, mais surtout en nous-mêmes. Barrès, dont nous commémorons le centenaire de la mort, le définissait comme « l’ennemi de notre sensibilité » — une décence commune sur laquelle chacun s’entend. Le mal a progressé depuis : il est devenu l’ami de notre sensibilité, mais d’une sensibilité malade, se dissimulant sous les traits de l’homme civilisé. S’il avait vécu, Philippe Muray aurait su illustrer mieux que quiconque le prolongement de l’homo festivus en homo barbarus. Aujourd’hui, le barbare, c’est bien l’homme qui se croit civilisé, et la décivilisation n’est rien d’autre que le développement, selon ses propres forces internes, de ce que l’on a cru être, depuis des décennies, LA civilisation qui, née sous les auspices de l’autonomie de l’homme, hésite aujourd’hui, pour se penser, entre le transhumanisme et l’antispécisme. Telles sont les figures terminales d’une émancipation qui n’a de cesse de détruire jusqu’à la notion même de l’homme. Et celle de civilisation.
François Marcilhac